Histoire & Culture d’Océanie : « Le concept de matai, fondamental de la société samoane », Alexandre Juster

Histoire & Culture d’Océanie : « Le concept de matai, fondamental de la société samoane », Alexandre Juster

Après avoir présenté les catégories sociales soutenant la société tahitienne pré-européenne, partons aujourd’hui à Samoa où les titres de matai, accordés aux chefs de ‘aiga, sont toujours en vigueur. Pour preuve, Edouard Fritch, le Président de la Polynésie française a reçu ce titre le 28 avril dernier à l’issue d’une cérémonie du kava. Cette cérémonie se déroula en présence des sept chefs de l’archipel et du Premier ministre samoan, Sailele Malielegaoi. 

Les Samoa, anciennes possessions allemandes de 1900 à 1914 puis néo-zélandaises, ont retrouvé leur indépendance en 1962. Le concept de matai, fondamental de la société à la base du mode de vie samoan (le faasamoa), a perduré et est encore en place dans l’archipel voisin des Samoa américaines.

Contrairement à la Polynésie française où les catégories de manahune, de raatira et d’arii sont abolies, la société contemporaine samoane est ainsi encore infusée du système traditionnel. La colonisation (allemande et néozélandaise à l’ouest, américaine à l’est) a préservé avec plus ou moins d’adresse le système de chefferie traditionnelle. On retrouve à sa base le ‘aiga, terme que beaucoup simplifient en la traduisant par le mot « famille ». Mais en Océanie en général, et aux Samoa en particulier, la famille dépasse les liens du sang. On retrouve cette notion de famille élargie chez les Maoris en Nouvelle-Zélande, sous le nom de whānau. En tahitien, on parlera de fētii – le terme âià ayant eu jadis sans doute le même sens que le ‘aiga samoan et est utilisé aujourd’hui pour traduire en tahitien la notion de « pays natal ». Enfin, en fidjien, on emploie le mot tokatoka pour désigner la famille étendue, unité première de l’organisation sociale.

Un Manaia, fils d'un chef samoan (matai), portant un couvre-chef (tuiga) royal ©Thomas Andrew / Collections du Musée Tepapa (Wellington)

Un Manaia, fils d’un chef samoan (matai), portant un couvre-chef (tuiga) royal ©Thomas Andrew / Collections du Musée Tepapa (Wellington)

Il faut saisir dans le terme de ‘aiga une dimension physique mais également émotionnelle et spirituelle. Emotionnel car on parle de compassion – le fameux terme aroha – et spirituel, on partage au sein du même ‘aiga un ancêtre commun dont on va préserver le nom en le transmettant au chef de famille. Le ou la matai est donc « la personne choisie par le groupe pour porter le nom de l’ancêtre fondateur ». Une fois élu, le matai reçoit le nom de cet ancêtre.

A l’issue d’un kava cérémoniel, Edouard Fritch s’est vu décerné, à titre honorifique, la qualité de chef du village de Toamua et a reçu le nom de Tagaloauatasi, devenant ainsi un matai. Il a, à cette occasion, bu la première coupe de kava.

Un titre honorifique de matai avait déjà été attribué à d’anciens premiers ministres néozélandais – comme David Lange – ou le gouverneur général de Fidji.

Le matai, outre son obligation de gérer le foncier du ‘aiga et d’exercer son autorité (le pule) sur ses membres, doit s’assurer du bien-être et de la sécurité matériel de sa famille. Il peut compter pour cela sur les membres les plus fortunés ou sur ceux qui excellent dans la confection de biens matériels. Ces biens seront présentés par le matai au nom du ‘aiga, lorsque les matai des villages se réunissent en conseil (le fono).

Village de Lepea. Les maisons bleues et rondes servent aux discussions des matai et l'espace verdoyant aux grandes cérémonies ©DR

Village de Lepea. Les maisons bleues et rondes servent aux discussions des matai et l’espace verdoyant aux grandes cérémonies ©DR

Ce système d’entraide représente une véritable  ressource économique pour le pays. Chaque année, les transferts d’argent entre les Samoans vivant en Nouvelle-Zélande et leur famille avoisinent les 50 millions d’euros – 5,9 milliards de Francs CFP.

Chaque village – on en compte 360 – est gouverné par une assemblée qui regroupe tous les matai du village ; c’est à cette occasion qu’on présente à ses pairs les biens confectionnés dans le but de maintenir le lien social entre les familles.

Pour postuler au titre de matai, il faut remplir diverses conditions : s’être montré serviable envers d’anciens matai, avoir une conduite sociable irréprochable, jouir d’une bonne réputation. On doit pouvoir deviner, dans le futur matai, sa capacité à assurer au ‘aiga un certain confort matériel et moral et celle d’être le gardien des traditions.

©Nps.gov

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Le titre  – et le nom de l’ancêtre fondateur qui va avec – passe de génération en génération et autorise son détenteur à parler au nom des ancêtres et à pouvoir revendiquer légitimement l’occupation de telle ou telle terre.

Selon la catégorie sociale de l’ancêtre, le matai porte le titre d’alii, car son ancêtre faisait partie de l’aristocratie. Dans le cas contraire, il porte le titre de tulafale, orateur, expert en généalogie. Il n’est d’ailleurs pas impossible que le terme tahitien mata’ī, que l’on traduit en français par « habilité », « compétence », « savoir-faire », dérive du mot samoan.

Un Tulafale Samoan (orateur) ©DR

Un Tulafale Samoan (orateur) ©DR

Depuis l’indépendance en 1962, le pays est une démocratie parlementaire – basée sur le système britannique – mais dans laquelle les matai conservent un prestige important et un réel pouvoir. Jusqu’en 1991, seuls les matai pouvaient participer aux élections. Cela favorisa le clientélisme et une inflation dans la création de titre, un matai pouvant créer un autre titre de matai. Chaque matai pouvait se construire son électorat… De nos jours encore, 47 sièges de l’assemblée, qui en compte 49, ne sont accessibles qu’aux matai ; on en compte environ 17 000.

L’organisation coutumière du système matai, se confronte parfois, à l’état de droit prévu dans la Constitution samoane : en 2008, Leva’a Sauso, un matai ne fut-il pas banni de son village à Upolu par le fono, après que son gendre fut accusé de meurtre. Frappé par cette condamnation hautement morale – parce que perdre des droits sur sa terre est honteux- Leva’a Sauso put retrouver sa liberté d’aller et venir après que le tribunal spécifique des matai lève cette sanction.

©Nps.gov

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Le système de matai est une réelle particularité en Polynésie. La religion à Tahiti, aux Marquises, à Hawaii, accordait aux chefs leur légitimité et les marae étaient des espaces consacrés à la fois aux cérémonies religieuses et politiques. Aux Samoa, en revanche, l’influence de la religion traditionnelle sur le politique semble être bien plus ténue. Le malae samoan (l’équivalent du marae) est seulement une place où se tiennent des cérémonies politiques importantes.

Alors que la société tahitienne pré-européenne était, comme nous l’avons vu, extrêmement hiérarchisée (manahune, raatira et arii), les relations sociales samoanes étaient – et sont encore – basées sur les ‘aiga avec un matai comme leader qui doit assurer leur prestige social et économique.

Edouard Fritch, Président de la Polynésie française, reçoit tel titre de matai lors de sa récente visite (avril 2016) aux îles Samoa ©Caroline Perdrix / La Dépêche de Tahiti

Edouard Fritch, Président de la Polynésie française, reçoit tel titre de matai lors de sa récente visite (avril 2016) aux îles Samoa ©Caroline Perdrix / La Dépêche de Tahiti

En décernant le titre de matai à Edouard Fritch, les Samoans avaient-ils sans doute envie que les liens économiques avec la Polynésie française se renforcent. On trouvait parmi la délégation polynésienne de nombreux chefs d’entreprises, tous invités à l’inauguration d’un hôtel.

En décembre 2015, les Samoa ont d’ailleurs émis le souhait que la compagnie Air Tahiti Nui desserve leurs pays. La compagnie au tiaré a signé un accord préliminaire de coopération avec Polynesian Airlines et les Samoa en décembre 2015, avec en perspective, deux nouvelles lignes aériennes : Californie-Samoa-Nouvelle-Zélande et Tahiti-Samoa-Japon.

Cérémonie traditionnelle du kava, encore en vigueur aux Samoa et à Wallis et Futuna ©DR

Cérémonie traditionnelle du kava, encore en vigueur aux Samoa et à Wallis et Futuna ©DR

Alexandre Juster, Ethno-linguiste, Responsable des Cours de Civilisation polynésienne à la Délégation de la Polynésie française à Paris

Pour en savoir plus :

S. TCHERKEZOFF, Faa-Samoa, une identité polynésienne : Economie, politique, sexualité : l’anthropologie comme dialogue culture. Ed. l’harmattan, 2003

F.J.GRATTAN, An Introduction to Samoan Custom. Ed. Mac Millan, 1948