Histoire & Culture d’Océanie : Au paradis aussi, les classes sociales existent

Histoire & Culture d’Océanie : Au paradis aussi, les classes sociales existent

Sacrés (raa), les arii devaient être portés pour ne pas « contaminer » les terres qu’ils foulaient ©DR

Cette semaine, le président de la Polynésie française Edouard Fritch, s’est rendu à Samoa, Etat indépendant du Pacifique depuis 1962. Il a été élevé au rang de matai, un titre réservé aux chefs, un élément clé de la vie politique et sociale à Samoa. Ce pays est considéré comme le creuset de la culture polynésienne. Avant de nous pencher la semaine prochaine sur son organisation sociale traditionnelle, qui est toujours en vigueur, regardons de plus près comment était régie, en Polynésie orientale, la société tahitienne avant son contact avec la société européenne.

La société tahitienne était divisée en trois classes : les manahune, les roturiers ; les raatira, la petite noblesse et la bourgeoisie et enfin les arii, les souverains, les chefs.

Les chefs, hommes ou femmes, gouvernaient un territoire, le fenua (le fenua renvoyant ici à la parcelle de terre), et commandaient un peuple, le mataèinaa. Il y eu, par le passé, un contresens réalisé par les Occidentaux et avalisé par les habitants sur le mot mataèinaa. Les premiers y ont traduit, en effet, une notion de territoire, mataèinaa ayant pris un nouveau sens, celui de district. Ces arii détenaient leurs titres familiaux des dieux. En étant de cette façon en contact avec eux, ils étaient donc emprunts, tout comme eux, de sacralité. Comme il était dangereux pour un humain profane –noa– d’être en contact ou trop près d’une entité ayant plus de sacré que lui, des règles de prescriptions très strictes entouraient les arii. Au risque de « contaminer » le sol en le foulant et de le rendre, par simple contact, sacré, les arii étaient portés. Dans le cas contraire, la population profane aurait été contrainte de ne pas pouvoir poser ses pieds sur le sol foulé par le arii, et d’être dans l’incapacité de se déplacer. De la même façon, en raison de cette « sacralité contaminante », les arii ne pouvaient toucher leur nourriture, au risque de la rendre sacrée et que leur estomac ne puisse l’accueillir. Ils étaient nourris par des serviteurs. C’est ainsi qu’il faut accepter le sens du mot tabou. Ce mot polynésien (on dit tapu en tahitien), entendu par  James Cook la première fois, à Hawaii, qualifie au plus juste ces êtres et les dieux dont ils descendent, comme étant obligés d’agir d’une manière non libre et restrictive et devant observer des rituels différents des autres hommes. L’arii Pomare, le dieu Oro, parce qu’ils étaient sacrés –raa- étaient tapu.

L'arii Pomare 1er, chef du district de Pare, au moment des premiers contacts ©Tahiti Heritage

L’arii Pomare 1er, chef du district de Pare, au moment des premiers contacts ©Tahiti Heritage

Il y avait des arii plus puissants que d’autres, ceux qui régnaient sur un seul mataèinaa et d’autres dont les pouvoirs s’étendaient sur plusieurs parties de l’île ou encore sur plusieurs îles.

La société des Iles-sous-le-Vent était une société profondément inégalitaire en raison des concepts de sacré, raa et de profane, noa :

Les arii pouvaient être des femmes, mais il ne faut pas croire que l’égalité des droits entre les sexes était de mise… elle n’existait que pour les personnes de haut rang et elles n’étaient jamais raa. Les spécialistes, les prêtres, étaient sacrés. Mais pas le simple pêcheur ou le cultivateur qui vivaient de l’usufruit des terres des raatira et des arii.

L'arii Aimata, plus connue sous le nom de Pomare IV. Elle fut la première à céder son pouvoir royal à la France ©Tahiti Heritage

L’arii Aimata, plus connue sous le nom de Pomare IV. Elle fut la première à céder son pouvoir royal à la France ©Tahiti Heritage

Ces hommes du peuple, les manahune devaient apporter périodiquement des provisions aux arii, sous peine d’être bannis du fenua. C’est ainsi que Maximo Rodriguez rapporte dans son journal qu’il surprend les hommes de l’arii Vehiatua, en armes, prêts à aller châtier des hommes bannis qui se sont révoltés. 400 guerriers s’en sont pris aux maisons et aux plantations des révoltés, tandis que 200 autres poursuivaient les fuyards armés de massues, de frondes et de harpons se finissant par une aiguille de raie. Voilà ce qu’il arrivait lorsqu’on osait contrarier les décisions des arii… Vehiatua était un arii puissant, arii du fenua de Tautira et de Vaiotea, deux districts à la Presqu’île de Tahiti, et arii rahi (grand arii) des Teva-i-tai, commandant les autres arii de la Presqu’île tout en étant soumis au arii du fenua de Papara, à la tête de la coalition des Teva-i-uta. Cette coalition était, lors des premiers contacts avec les Européens, la plus puissante de l’île de Tahiti.

Ariitaimai (1821-1897), grande cheffesse du clan des Teva, assise à droite sur cette photo de famille. Fille du Grand Tati, chef de Papara, et de Atiau Vahine, du clan des Marama. Dans ses mémoires, la Reine Marau raconte qu’Ariitaimai, en apprenant la cession par Pomare V de ses possessions à la France, aurait dit à ce dernier : « De quel droit avez-vous disposé de ce qui ne vous appartenait pas, à vous, un Paumotu (habitant de l’archipel des Tuamotu) » ? ©DR

Ariitaimai (1821-1897), grande cheffesse du clan des Teva, assise à droite sur cette photo de famille. Fille du Grand Tati, chef de Papara, et de Atiau Vahine, du clan des Marama. Dans ses mémoires, la Reine Marau raconte qu’Ariitaimai, en apprenant la cession par Pomare V de ses possessions à la France, aurait dit à ce dernier : « De quel droit avez-vous disposé de ce qui ne vous appartenait pas, à vous, un Paumotu (habitant de l’archipel des Tuamotu) » ? ©DR

Le paysage politique des îles de la société est constitué de plusieurs chefferies « à tiroir », réunies en confédération. Le seul moyen pour prendre la place d’un arii qui possède un plus grand nombre de terres est de lui faire la guerre ou bien de se marier avec une arii. L’enfant issu de ce mariage pourra prétendre, en accumulant les titres de ses parents, prendre la place convoitée de l’arii.

tahiti

Tout en bas de l’échelle sociale, les tītī, à disposition des arii. Leur vie matérielle n’était pas forcément plus dure que celle des manahune ; en revanche, ils devaient souffrir d’être arrachés de leur terre. Ceux-ci étaient pris lors des guerres, mais étaient peu nombreux, car les vaincus étaient souvent tués lors des batailles. Quant au manahune, la classe populaire, ils avaient tout un tas d’obligations envers l’arii : leur apporter des denrées alimentaires, des vêtements ou des instruments utiles. Ils étaient tenus également aux corvées : construire le fare (la maison) du chef, le réparer suite à un cyclone ou à une guerre, aider dans la construction de pirogues, de filets de pêches communautaires, etc.
Chaque auteur, observateur, explorateur propose une définition différente des manahune. Il s’agit, pour certains, de citoyens, pour d’autres, de vassaux, de plébéiens, de prolétaires. Ces sens multiples reflètent soit une totale incompréhension des premiers Européens, soit – et c’est sans doute le cas – d’une complexe stratification de cette classe sociale.

De plus en plus, les troupes de danse traditionnelle revêtissent les grands évènements politiques et religieux qui régissaient la Polynésie ancestrale, en respectant scrupuleusement les us et coutumes de l'époque, jusqu'aux classes sociales. Ici, le arii rahi, assis au fond, la reine, assise devant lui et le rassira, le prêtre en plein orero (déclamation orale). Troupe : O Tahiti E. Spectacle : Tahiti 'A Mai ©Tenahe Faatau

De plus en plus, les troupes de danse traditionnelle revêtissent les grands évènements politiques et religieux qui régissaient la Polynésie ancestrale, en respectant scrupuleusement les us et coutumes de l’époque, jusqu’aux classes sociales. Ici, le arii nui, assis au fond, la reine, assise devant lui et le raatira, le prêtre en plein orero (déclamation orale). Troupe : O Tahiti E. Spectacle : Tahiti ‘A Mai ©Tenahe Faatau

Entre ces deux catégories, les arii et les manahune, on retrouve les raatira, issus des branches cadettes des arii. Ils constituaient les chefs des manahune et, soumis aux arii, ils relayaient leurs décisions. Les raatira administraient les terres des arii, divisées en patu. Ces droits de jouissance des terres étaient subordonnés à leur exploitation où à leur résidence effective. Tant qu’une relation active nous liait à la terre, elle nous appartenait.

L’occupation spatiale de la terre était également répartie selon nos trois classes sociales : les arii vivaient dans des demeures spacieuses bâties sur des promontoires, les raatira dans les baies et les manahune sur les plages et à l’intérieur des vallées.

L’état tahitien, mis en place par le chef Pomare II et ses alliés missionnaires, va balayer toute cette stratification sociale. En effet, il va révolutionner la société politique tahitienne non seulement, en adoptant le dieu chrétien, mais également, en instaurant un pouvoir centralisateur qu’il va représenter pour gouverner.

A Samoa, les missionnaires et la colonisation allemande va conserver la structure sociale de base, ce que nous verrons la semaine prochaine.

Alexandre Juster, Ethno-linguiste, Responsable des Cours de Civilisation polynésienne à la Délégation de la Polynésie française à Paris

Spectacle Tahiti 'A Mai de la troupe O Tahiti E (2012) ©Tenahe Faatau

Spectacle Tahiti ‘A Mai de la troupe O Tahiti E (2012) ©Tenahe Faatau

Pour en savoir plus :

Edmond DE BOVIS, Etat de la société tahitienne à l’arrivée des Européens, Ed. Société des études océaniennes, Papeete, 1978

James MORRISON, Journal de James Morrison, Ed. Société des études océaniennes, Papeete, 1966

Alain BABADZAN, Les dépouilles des dieux : Essai sur la religion tahitienne à l’époque de la découverte, Ed. Maison des sciences de l’homme, 1995

Edward Handy, History and Culture in the Society Islands, Honolulu, Hawaii, B.P. Bishop Museum Bulletin 79. 1930

José Garanger, Pierres et rites sacrés du Tahiti d’autrefois, Société des Océanistes, 1969