INTERVIEW. Sophie Bonnet, océanographe : « Le Pacifique Sud est un chantier en or »

Une bouée intelligente pour étudier la capacité des océans à séquestrer du carbone ©Nicolas Job

INTERVIEW. Sophie Bonnet, océanographe : « Le Pacifique Sud est un chantier en or »

L’océanographe Sophie Bonnet a déployé une bouée intelligente au large de la Nouvelle-Calédonie pour étudier la capacité des océans tropicaux à piéger du carbone. Pendant quatre ans, l’embarcation va récolter des données inédites et de nombreux échantillons dans cette zone encore peu étudiée. Pour la chercheuse, le Pacifique sud est un laboratoire idéal pour la recherche océanique.

Par Marion Durand

En Nouvelle-Calédonie, au large de la passe de Boulari, une nouvelle embarcation de 5 mètres de diamètre flotte sur l’eau depuis le 2 mars 2024. Cette bouée intelligente, munie de capteurs innovants, communique avec la Terre et récolte des données et des échantillons inédits. Financé par la bourse européenne ERC Consolidator et porté par Sophie Bonnet, directrice de recherche à l'Institut de recherche pour le développement (IRD), le projet HOPE vise à étudier la capacité des océans tropicaux à séquestrer du dioxyde de carbone (CO2).

Interview de l’océanographe Sophie Bonnet, à l’origine de ce projet dont les résultats pourraient modifier les modélisations du climat. La chercheuse nous parle de l’importance de mener des projets de recherche dans le Pacifique sud, une zone peu étudiée mais pourtant si riche.

Marion Durand : Il y a près de deux mois, vous avez déployé avec votre équipe une bouée au large de la Nouvelle-Calédonie. Pouvez-vous tout m’expliquer à quoi servira cette bouée ?

Sophie Bonnet : C’est une bouée intelligente qui travaille avec une série de lignes instrumentées tendues du fond à la surface de l’océan. La bouée et ses mouillages ont pour objectif d’étudier la capacité de l’océan tropical à piéger du carbone. Les zones intertropicales sont historiquement considérées comme peu efficaces pour capter le CO2 présent dans l’océan. Avec le projet HOPE, on veut étudier cette pompe à carbone qui est bien plus active que ce qu’on pensait.

Pouvez-vous m’expliquer ce qu’est cette pompe à carbone ?

C’est un processus naturel qui existe depuis longtemps dans l’océan. Tout d’abord, il faut dire que ce processus est possible grâce aux microalgues du plancton. Le plancton c’est tout ce monde invisible qu’il y a dans l’océan et qui représente les deux tiers de toute la biomasse de l’océan. Pour avoir une idée, si on pèse l’ensemble des poissons, des baleines, des crustacés, des coraux, etc… Ça représentera jamais plus qu’un tiers de la masse totale de tous les êtres vivants dans l’océan. Les deux autres tiers sont donc ce monde microscopique qu’on ne voit pas mais qui est extrêmement important.

Ce plancton, qui commence par le phytoplancton, fait la photosynthèse c’est-à-dire qu’il capture le CO2 dissous dans l’eau et l’utilise pour fabriquer sa matière, le plancton végétal. Ce plancton est consommé par le plancton animal (zoo plancton), qui est lui-même consommé par des espèces, qui sont elles aussi consommés par d’autres espèces. C’est la chaîne alimentaire marine. Lorsque tous ces organismes meurent, que ce soit le plancton ou tous les animaux qui l’ont mangé, les cadavres coulent dans l’océan et emportent avec eux le carbone qui les constitue mais qui était autrefois dans l’atmosphère.

Peut-on dire que sans l’océan et sans le phytoplancton, il y aurait bien plus de CO2 dans l’atmosphère ?

C’est un processus qui en terme de quantité de carbone chaque année n’est pas extrêmement important, mais à l’échelle des temps géologiques on estime que si ce processus n’existait pas, les concentrations en CO2 dans l’atmosphère seraient deux fois plus forte et la Terre ne serait pas vivable. L’effet de serre serait plus important, la température plus élevée… C’est un processus qui nous rend de grands services. Et l’océan tropical était le grand oublié des études qui analyse ce processus.

Pourquoi ?

On pensait que la pompe à carbone n’était pas efficace dans les régions tropicales car ce sont des zones pauvres en nutriment. Or, pour fabriquer de la vie à partir du CO2, les plantes ont besoin de nutriments, les fameux engrais que les plantes trouvent dans la terre. Dans la zone intertropicale il n’y en a pas beaucoup. Mais il y a d’autres protagonistes : des diazotrophes (sorte de microbes marins) qui fabriquent des protéines et fertilisent les eaux de surface. En fait, ce sont comme des engrais naturels dans les océans et ils permettent à tous les organismes d’exporter du carbone.

Grâce aux diazotrophes, il y a donc davantage de carbone capturé par l’océan ?

Ce processus est souvent plus faible en termes de pompage de carbone que dans d’autres zones mais on parle d’une étendue gigantesque : la moitié de l’océan global, et notre océan actuel se tropicalise avec le changement climatique… C’est donc une pompe qu’on ne peut plus ignorer.

Les résultats de votre projet pourraient-ils changer les prévisions climatiques ?

Tout l’objet du projet HOPE est de connaître cette pompe et de la quantifier pour pouvoir l’intégrer dans les modèles de climat. On sait que l’océan tropical capte du carbone, mais combien ? On ne le sait pas encore. Selon les résultats, ça pourrait en effet changer les prévisions climatiques.

Pourquoi avoir déployé cette bouée dans le Pacifique Sud, au large de la passe de Boulari, pour étudier ce phénomène de pompe à carbone ?

J’ai beaucoup réfléchi à l’endroit, il fallait d’abord que ce soit dans l’océan tropical. Il fallait aussi avoir à disposition un navire océanographique, avec un labo hi-tech. L’Antéa, le navire de la flotte océanographique est basé en Nouvelle-Calédonie. Le choix s’est porté sur Nouméa car on y trouve aussi un centre de recherche IRD (Institut de recherche pour le développement) très bien doté en personnel et en logistique. Dans les Outre-mer français, je ne pense pas qu’il y ait d’équivalent aussi efficace que la Nouvelle-Calédonie en termes d’océanographie physique et biologique.

Le Pacifique est-il une zone encore pleine de mystères pour les océanographes ?

Oui, surtout le Pacifique Sud. La première fois que je suis venue en Calédonie, en 2012, cette zone était un environnement assez vierge, immense mais peu étudiée par les océanographes. Pourtant c’est un territoire maritime passionnant et un environnement idéal pour les scientifiques qui travaillent sur les récifs coralliens ou sur les plaques tectoniques. Le Pacifique Sud est un chantier en or pour les chercheurs ! Toute la zone entre la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française est très riche car de nombreux processus s’y passent. Au large des îles Tonga par exemple, il y a de grandes oasis de vie et un puits de carbone unique au milieu du désert grâce aux fluides émis par les éruptions volcaniques sous-marines.

Pourquoi est-ce essentiel d’aller voir ce qui se passe dans les eaux du Pacifique ?

C’est une zone particulièrement intéressante, le Pacifique est un laboratoire idéal car il y a tout : des volcans aériens, des volcans sous-marins, des jonctions de plaques tectoniques, une biodiversité incroyable, des courants marins qui coulent d’Est en Ouest et amènent des eaux particulièrement riches. Il y a là-bas une conjonction de processus qui font que l’environnement est aussi hétérogène. On dit souvent que l’océan tropical est un vaste désert homogène, où rien ne se passe. Le Pacifique Sud n’est pas un désert, c’est un océan dit « oligotrophe », moins productif que l’océan austral ou la Bretagne par exemple, mais très hétérogène. En Nouvelle-Calédonie, la présence du centre IRD et d’un navire océanographique fait que tout est réuni pour y faire de belles recherches.

Le potentiel du Pacifique sud est-il selon vous suffisamment exploité par les chercheurs ?

Je ne pense pas, l’effort de recherche reste bien plus faible que ce qu’on peut avoir en métropole, en Europe ou aux États-Unis. Le navire océanographique présent à Nouméa, même s’il a le mérite d’exister, est trop petit et trop vieux. On manque aussi d’effectif, l’éloignement est l’une des principales raisons. On ressent ici une plus grande influence australienne que française. C’est aussi très cher de faire des recherches dans le Pacifique car l’acheminement du matériel coûte beaucoup d’argent. Je pense que notre méconnaissance de la richesse de l’écosystème présent ici fait qu’on ne déploie pas un effort de recherche important, surtout en océanographique physique et biologique.

Faut-il investir davantage dans la recherche dans le Pacifique ?

Oui, évidemment. Si on ne le fait pas, les Américains ou un autre pays le feront. La France est un grand territoire ultramarin, dotée d’une zone économique exclusive phénoménale. Dans le Pacifique, nous avons un seul bateau petit et vieux alors qu’on a une zone maritime qui nous ait jalousée par tout le monde. Si on prend la Polynésie, Wallis-et-Futuna et la Nouvelle-Calédonie, on a des millions de kilomètres carrés qui nous tendent les bras mais on est incapable de les étudier, de les exploiter. L’effort de recherche est très insuffisant ici et les Outre-mer sont trop faiblement dotés, c’est certain.

Les territoires ultramarins, répartis autour du globe, ont-ils une place suffisamment importante dans la recherche océanique ?

Ils sont considérés par certains instituts. Pour l’IRD, l’Outre-mer et les pays du Sud font partie des priorités de l’institut. Il est vrai que si on rapporte le nombre de chercheur au nombre de kilomètre carré d’océan à étudier, ça fait peu. Mais de nombreuses publications scientifiques émanent des Outre-mer français car ce sont des environnements riches et peu connus. Dès qu’on met notre nez dans ces territoires ultramarins on trouve des choses extraordinaires. 

L'océanographe Sophie Bonnet sur la bouée au large de la Nouvelle-Calédonie ©Marie Baritaud