À quelques jours d’une réunion de la commission consultative pour le suivi des conséquences des essais nucléaires, l’Inserm a publié une longue « expertise collective ». L’Institut national de la santé et de la recherche médicale conclut que les données scientifiques disponibles « ne mettent pas en évidence d’impact majeur des retombées des essais sur la santé » des Polynésiens. Des impacts qui ne sont toutefois pas écartés : l’équipe pluridisciplinaire appelle à davantage de recherche, de surveillance et de transparence sur le sujet. Les détails avec notre partenaire Radio 1 Tahiti.
620 pages reliées, 160 pages de synthèse. L’Inserm a annoncé ce vendredi la publication d’un important travail de recherche intitulé « Essais nucléaires et santé, conséquences en Polynésie française ». Cette « expertise collective », signée par une dizaine de chercheurs, médecins, épidémiologistes, sociologues ou spécialistes de la radioprotection, prend sa source dans une demande formulée en 2013 par le ministère de la Défense (désormais ministère des Armées). Une saisine initialement « focalisée sur le projet d’une étude épidémiologique sur les conséquences » des essais, précise dans une vidéo explicative Laurent Fleury, responsable du pôle expertise de l’Inserm.
Mais l’institut a surtout dressé un bilan des connaissances scientifiques acquises sur l’impact sanitaire des essais. En tout cas la première vague : l’institut a limité son analyse aux 46 essais nucléaires atmosphériques menés entre 1966 et 1974 à Moruroa et Fangataufa. Les 146 essais suivants, tous souterrains, ne font pas partie du champ d’enquête. Vu le manque de mesures sanitaires ou dosimétriques en Polynésie, pointé à de nombreuses reprises dans le document, l’équipe a aussi intégré dans son analyse des données liées aux conséquences des essais menés par d’autres puissances nucléaires (ex-URSS, États-Unis, Royaume-Uni) dans le Pacifique ou ailleurs.
Le recours à l’Inserm, établissement public spécialisé dans la recherche médicale et sanitaire, n’est pas, en soi, une originalité : « Ces expertises sont une mission de l’Inserm depuis 25 ans », pointe Laurent Fleury. « L’idée est d’apporter un éclairage scientifique sur une grande thématique actuelle de santé publique dans un processus décisionnel ». Un travail réalisé « en toute indépendance » précise le responsable : « le commanditaire pose sa question, on en discute avec lui, et il n’intervient plus du tout dans le processus d’analyse. On revient vers lui à la fin ».
Résultats « insuffisants » mais pas définitifs
Études statistiques centrées sur le cancer de la thyroïde ou d’autres cancers radio-induits, étude de mortalité sur le personnel militaire… Le travail des experts, dont certains ont déjà travaillé sur le terrain, a surtout consisté à compiler, croiser, analyser et commenter des travaux scientifiques déjà existants. Mais pour l’Inserm, « les rares études épidémiologiques sur la Polynésie française ne mettent pas en évidence d’impact majeur des retombées des essais nucléaires sur la santé des populations polynésiennes ».
Les chercheurs n’affirment pas que les essais n’ont pas eu de conséquences sanitaires, mais pointent le manque d’éléments probants. « Les résultats de ces études sont insuffisants pour conclure de façon solide sur les liens entre l’exposition aux rayonnements ionisants issus des retombées des essais et l’occurrence de ces pathologies », écrivent-ils. « Mais ils ne permettent pas non plus d’exclure l’existence de conséquences sanitaires qui seraient passées inaperçues jusqu’à présent ».
Raison pour laquelle cette expertise collective appelle surtout à davantage d’investigation sur le sujet. « Ces résultats et la rareté des données justifient la nécessité d’envisager d’autres approches afin d’évaluer les conséquences sanitaires » des essais, écrit en conclusion le collectif de chercheurs. Une étude épidémiologique de grande ampleur, plusieurs fois évoquée par le passé, apparait pourtant comme « complexe à mettre en œuvre ». Les experts pointent les « lacunes » persistantes des connaissances sur l’état sanitaire de la population.
Après près de six décennies de débat sur le fait nucléaire, ces lacunes portent « en particulier sur les pathologies chroniques telles que le cancer ». Le collectif estime aussi que les tailles restreintes de populations ne permettent pas des études statistiques probantes. Et que les rayonnements ionisants reçus, anciens et « de l’ordre des faibles doses », limitera quoiqu’il arrive les résultats d’une telle étude de cohorte.
Les experts demandent plus de surveillance… et plus de transparence
Le groupe de chercheurs recommande donc, en premier lieu, « d’améliorer, développer et pérenniser le système de surveillance sanitaire des pathologies non transmissibles ». Principale cible de ce travail : le registre des cancers qui doit être « consolidé », tenu par un « conseil scientifique indépendant » et complété par d’autres registres de pathologies (maladies cardiovasculaires, anomalies congénitales).
Il s’agit aussi, pour l’Inserm, « d’affiner les estimations de doses reçues par les populations locales et par les personnels civils et militaires, en particulier ». Les chercheurs notent, à destination du ministère des Armées, que « l’accès à l’ensemble des mesures de surveillance radiologique environnementale et des mesures d’exposition » effectués dans le cadre du CEP aiderait beaucoup en la matière.
Enfin l’expertise collective recommande une meilleure veille scientifique concernant « la problématique des effets des faibles doses de rayonnements ionisants ». La recherche, alimentée par les suivis au long terme des populations exposées dans le monde, avance lentement en la matière. Mais elle pourrait établir de façon plus nette des liens entre ces expositions et certains cancers, maladies cardiovasculaires ou « effets sur la descendance ». « D’autres pathologies que celles connues jusqu’à présent, pourraient être reconnues comme des pathologies pouvant être radio-induites », précisent les chercheurs.
Réunion d’une commission officielle mardi
Cette publication, qui ne manquera pas d’alimenter le débat en Polynésie, intervient à quelques jours de la réunion, mardi prochain, de la commission consultative pour le suivi des conséquences des essais nucléaires. Créée par la loi Morin et, un temps, menacée de suppression par le gouvernement central, cette commission est à ce jour le seul lieu d’échange spécialisé sur le fait nucléaire qui a une existence légale.
Présidée par le ministre de la Santé, Olivier Véran, elle accueille des représentants de l’État, du Pays – Édouard Fritch et Gaston Tong Sang devraient participer mardi -, des parlementaires dont Moetai Brotherson et Nicole Sanquer, ainsi que des associations de victimes dont Moruroa e Tatou, 193 ou Tamarii Moruroa. La restitution de l’expertise de l’Inserm fait partie des deux points à l’ordre du jour, avec le bilan annuel du Civen.
À noter que l’Inserm a publié quatre vidéos explicatives de son travail et propose au public d’envoyer des questions à ses experts à l’adresse essais.nucleaires.sante@inserm.fr. Ils y répondront courant mars en vidéo.