Nous les gueux Nous les peu Nous les riens … : à la recherche d’une égalité et d’une dignité en trompe l’œil ?

Nous les gueux Nous les peu Nous les riens … : à la recherche d’une égalité et d’une dignité en trompe l’œil ?

A Cayenne, le mémorial commémorant l’affranchissement de 13 000 esclaves guyanais en 1848 © Empreinte Signalétique 

A l’occasion de la commémoration de l’abolition de l’esclavage en Guyane ce 10 juin 2020, l’avocat guyanais Patrick Lingibé revient sur la construction juridique de l’inégalité raciale inscrite dans le Code noir et sur les effets persistants de cette atteinte à l’égalité et à la dignité dans la société actuelle.

Le titre de cet article provient des mots tirés du célèbre poème Nous les gueux du guyanais Léon Gontrand-Damas et publié dans Black Label en 1956. Ces mots ont une consonnance particulière en ce 10 juin 2020 à un double titre. En premier lieu, à titre personnel, parce que le 10 juin 1848 marque la date de l’abolition de l’esclavage dans la colonie de Guyane et qu’à cette même date était libérée de la servitude dans laquelle sa seule couleur de peau l’avait placée ma quadrisaïeule paternelle Charlotte Lingibé.
En deuxième lieu, à titre conjoncturel, parce que l’actualité brulante de ce mois de mai 2020 bouscule l’Histoire et les histoires des peuples. Ainsi, la mort de Georges Floyd le 25 mai 2020, que personne ne connaissait, ce noir américain tué par suffocation par un policier blanc, dont la scène a été filmée en direct, a projeté à l’échelle du monde toutes les souffrances d’une population noire américaine, victime de racisme. A tort ou à raison, les actions menées aux Etats-Unis amènent des réactions diverses dans le monde contre le racisme et font prendre conscience que des personnes en sont victimes et discriminées uniquement parce qu’elles sont différentes de la population majoritaire au sein de laquelle ils vivent, la France n’étant pas épargnée par ces soubresauts existentiels.

Nous aurions grand tort d’ignorer ce qui se passe aujourd’hui et qui révèle des blessures profonde d’un passé traumatisant que l’Histoire a voulu ignorer par pudeur et certainement par manque de courage. La récente destruction de la statue du négrier négociant anglais Edward Colston le 7 juin 2020 et grand promoteur de la ville de Bristol, qui s’est développée grâce au commerce d’esclaves, est révélatrice de l’état d’une jeunesse qui est en plein questionnement. Il en est de même au niveau des jeunesses en outre-mer qui finissent par se questionner sur les notions d’égalité et de dignité. La destruction de la statue de Schoelcher en est révélatrice même si le procès fait à ce dernier est très discutable. Mais nous aurions tout aussi tort de nous lamenter sur le poids de ce passé et de le porter comme un fardeau, attendant une repentance qui ne servira à rien. Nous ne referons pas l’Histoire et nos histoires ne pourront pas être refaites, quels que soient nos états d’âme. Mais cela nous impose un impératif : devoir affronter et réparer les oublis également de l’Histoire afin de nous réconcilier avec elle disant également des vérités parfois douloureuses.

La statue "LES MARRONS DE LA LIBERTÉ" du guyanais Lobie Cognac érigée au rond-point Adélaïde Tablon à Rémire-Montjoly © Académie de Guyane

La statue « LES MARRONS DE LA LIBERTÉ » du guyanais Lobie Cognac érigée au rond-point Adélaïde Tablon à Rémire-Montjoly © Académie de Guyane


I – Une abolition à effet différé à travers trois décrets.

On ignore que l’abolition du système esclavagiste français sur le plan juridique est intervenue en trois phases. La première résulte du décret du 4 mars 1848 du Gouvernement provisoire qui a institué auprès du ministre provisoire de la marine et des colonies François Arago, la Commission d’abolition de l’esclavage « pour préparer, dans le plus bref délai, l’acte d’émancipation immédiate dans toutes les colonies de la République ».

La deuxième qui est la plus connue est incarnée par le décret du 27 avril 1848 portant abolition de l’esclavage dans les colonies françaises, suite aux travaux de la commission mise en place en vue de réfléchir sur les modalités de l’abolition du système esclavagiste.

La troisième phase est moins connue alors qu’elle est la plus importante puisqu’elle touche à l’effectivité de l’abolition de l’esclavage dans chacune des colonies françaises. Pour rappel, l’article 1erdu décret du 27 avril 1848 prévoyait bien l’abolition de l’esclavage dans toutes les colonies et possessions françaises mais de manière différée, à savoir « deux mois après la promulgation du présent décret dans chacune d’elles ». Autrement dit, l’abolition s’est faite sur le terrain de manière non uniforme car le régime colonial supposait que chaque gouverneur prenne un acte de transposition du texte parisien arrivé par bateau dans la colonie qu’il administrait. Cela explique d’ailleurs les raisons des différentes dates retenues en outre-mer pour commémorer l’abolition de l’esclavage. C’est le 10 juin 1848 que le décret abolitionniste sera reçu dans la colonie guyanaise. Par un acte en date du 10 août 1848, soit deux mois après la réception du décret de 1848, le commissaire général de la République et gouverneur André-Aimé Pariset va proclamer « l’abolition de l’esclavage à la Guyane française ».

II – Une structuration juridique fondée sur l’inégalité raciale posée par le code noir

Il faut savoir que le code noir a connu en réalité trois versions, dont les deux premières seront citées présentement. La première, la plus connue et la plus importante, a été élaborée par Jean-Baptiste Colbert, ministre et contrôleur général très influent du roi, et résulte d’un édit promulgué par Louis XIV en mars 1685. La deuxième sera promulguée par Louis XV en 1724 où sera supprimé un certain nombre d’articles. Il faut savoir également que l’édit de 1685 était destiné à l’origine aux Antilles, le titre même de ce texte l’indique puisqu’il traite du domaine « touchant la discipline des esclaves nègres aux îles de l’Amérique Française ».
Il ne sera appliqué à la Guyane qu’à compter du 5 mai 1704. Ce code va donner un fondement juridique uniforme au système esclavagiste français et avait un double objectif : d’une part, affirmer avec force la présence de l’église dans les colonies et au sein des foyers d’esclaves afin de développer les valeurs chrétiennes et d’autre part, donner une base légale au système esclavagiste français, lequel présentait des organisations multiformes créées de toutes pièces.

Ce texte connu dans l’histoire sous le nom de code noir ou encore de code Colbert est organisé autour de 60 articles. Le statut juridique de l’esclave noir est désormais fixé : étant par nature un objet mobilier, à l’instar des autres meubles, l’esclave noir ne peut être un sujet juridique au sein de la colonie. Ce texte est particulièrement répressif et sa philosophie se fonde sur l’inégalité raciale blanc/noir pour asseoir le pouvoir colonial, les dispositions dites protectrices pour les esclaves ne seront jamais appliquées. Ainsi, dans un mémoire aux administrateurs de la Guyane du 8 janvier 1776, le roi précise : « Il serait d’ailleurs
dangereux de donner aux nègres le spectacle d’un maître puni pour des violences commises contre son esclave. ». Cette inégalité conceptuelle est ainsi mis en exergue notamment dans un mémoire du roi du 9 septembre 1776 adressé aux administrateurs de la Guyane : « Les gens de couleur sont libres ou esclaves; les libres sont des affranchis ou des descendants d’affranchis : à quelque distance qu’ils soient de leur origine, ils conservent toujours la tâche de l’esclavage, et sont déclarés incapables de toutes les fonctions publiques ; les gentilshommes mêmes qui descendent à quelque degré que ce soit d’une femme de couleur ne peuvent jouir des prérogatives de la noblesse. Cette loi est dure, mais sage et nécessaire :
dans un pays où il y a quinze esclaves contre un blanc, on ne saurait mettre trop de distance entre les deux espèces, on ne saurait imprimer aux nègres trop de respect pour ceux auxquels ils sont asservis. Cette distinction, rigoureusement observée même après la liberté, est le principal lien de subordination de l’esclave, par l’opinion qui en résulte que sa couleur est vouée à la servitude, et que rien ne peut le rendre égal à son maître. ». En clair, la société esclavagiste est avant tout bipartite, le seul critère référentiel est la couleur de la peau : toute personne blanche est humaine et participe ainsi au fonctionnement de la société alors que toute personne non blanche est inhumaine et n’a pas de statut social. Dès lors, basculer d’un paradigme fondé sur l’inégalité raciale vers un paradigme fondé sur l’égalité de tous ne va pas être facile, ce d’autant que la société post esclavagiste fera des approches discriminatoires au sein des colonies.

© DR

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III – L’après 1848 : de l’égalité conceptuelle à l’inégalité et l’indignité dans la réalité ?

La devise Liberté – Egalité – Fraternité sera adoptée officiellement par la France le 27 février 1848 par la deuxième République, celle qui a mis un terme à l’esclavage. Elle sera reprise par la suite dans les différentes Constitutions françaises, dont la dernière celle du 4 octobre 1958 qui nous régit. Cependant, au-delà de ce concept républicain auquel nous croyons, force est de constater que dans la réalité sociétale des approches discriminatoires ont été faites et sont encore faites. Nous avons sélectionné trois exemples pris à des périodes historiques différentes pour montrer cette atteinte à cette égalité et dignité pourtant affirmées formellement envers des communautés différentes de la population hexagonale.

Le premier se déroule durant la seconde guerre mondiale. Il faut se rappeler devant la capitulation de la France devant l’Allemagne, la France sera occupée. C’est grâce aux colonies africaines que la France libre disposera d’une entité territoriale. C’est dans la ville africaine de Brazzaville que le général de Gaulle va annoncer la création d’un Conseil de défense de l’Empire et qu’en tant que capitale de la France libre elle accueillera en 1944 la conférence des forces de la France libre. Pendant trois années, la capitale d’Afrique noire Brazzaville va devenir la capitale de la France libre et offrir ainsi au général de Gaulle et à l’armée française une assise en termes de logistique et de représentation. Le rôle important mais peu connu qu’y a joué le grand guyanais Félix Eboué est à souligner. Pourtant, en 1944 il sera mené une opération de blanchiment des troupes coloniales. Elle a consisté à ordonner le retrait des soldats noirs de la 9 ème division d’infanterie coloniale et de la 1 ère DMI, lesquels ont été remplacés par des personnes blanches appartenant aux Forces Française de l’Intérieur (FFI). Ce blanchiment aurait été ordonné par le général de Gaulle pour satisfaire dit-on la demande du chef d’état-major américain Walter Bedell Smith. Cela explique la raison pour laquelle lors de la libération de la capitale en 1944, il n’y a pas de soldats noirs dans les troupes militaires entrant dans Paris. Comment interpréter une telle action de blanchiment
avec notre regard d’aujourd’hui sinon une dénégation de la dignité humaine et une posture très clairement raciste et ségrégationniste. Les soldats noirs qui se sont battus contre l’armée allemande étaient-ils moins dignes de reconnaissance que les personnes non formées qui les ont remplacées au pied levé uniquement parce qu’elles étaient blanches ?

Le deuxième concerne l’éducation. Il convient de rappeler que le manuel scolaire de référence dénommé Le tour de France par deux enfants écrit par Augustine Fouillée en 1877 enseignait aux enfants dans les écoles qu’il y avait quatre races dans le monde. Il y était même écrit que « la race blanche est la plus parfaite » et que par déduction et a contrario la race noire était par essence la plus imparfaite. Ce livre qui est rempli d’inepties va pourtant être une référence pendant une très longue période, de 1877 à 1977. Que pensez du contenu de cet ouvrage avec le principe d’égalité posé en 1848 en faveur des esclaves noirs et de leurs descendants ?

Enfin le troisième a trait à la justice. L’accès au droit est une composante active du principe d’égalité. Pourtant en outre-mer, ce dernier est à géométrie très variable. Le justiciable ultramarin aura des droits effectifs différents suivant le territoire où il se trouve et parfois à l’intérieur de ce même territoire. D’ailleurs, lors de son audition le 21 novembre 2019 par la délégation outre-mer du Sénat, Monsieur Jacques Toubon, Défenseur des droits faisait ce constat effarant et accablant : « La recherche de l’égalité dans la mise en œuvre des droits, qui est la ligne de force du Défenseur dans sa mission constitutionnelle, est encore plus prégnante et difficile outre-mer que dans le territoire métropolitain. Nous avons le sentiment, à beaucoup d’égards, que les habitants de l’outre-mer ont un accès aux droits inférieur à ce qui est le cas en métropole. ». Cette réalité peut se vérifier à travers plusieurs exemples. Nous en retiendrons un seul qui est très significatif de cette inégalité récurrente qui existe en outre-mer, nonobstant la devise cardinale républicaine. En matière criminelle, un accusé devant la cour d’assises doit obligatoirement être assisté d’un avocat. Cette règle est applicable et appliquée sur le tout le territoire de la République, sauf à Wallis et Futuna. Sur ce territoire, les accusés sont ainsi défendus par des citoyens-défenseurs sans que cela gêne le ministère de la justice qui aurait pu régler ce problème en allouant une dotation financière pour le déplacement d’avocats du barreau de Nouméa. Une telle situation serait inimaginable dans l’hexagone comme beaucoup d’autres qui sont appliquées en outre-mer et ne le seraient pas en France hexagonale.

Nous pourrions continuer les exemples montrant les atteintes à l’égalité et à la dignité qui très clairement discriminent les ultramarins également lorsqu’ils sont dans l’hexagone du fait de leur origine (accès au logement, accès à l’emploi, etc.). Ces quatre exemples précités démontrent en réalité qu’au-delà des principes affirmés, les ultramarins sont toujours en quête d’une égalité et d’une dignité qu’il est difficile de trouver une effectivité en l’état.

La traite et l’esclavage négrières ont été une atrocité sans nom car elle a impacté des dizaines de millions d’êtres humains qui ont été transplantés aux quatre coins du monde. Tout pays comporte dans son histoire des périodes très sombres parce que l’histoire est le reflet de concepts et d’idées qui bouleversent et traumatisent le destin des gens et des peuples. Toutes les atrocités ont en commun d’avoir été le fruit de pensées d’individus qui ont oublié leur humanité. Les commémorations, telle celle de l’abolition de l’esclavage, existent surtout pour rappeler que l’Humanité est très fragile et qu’il est facile de la nier pour asseoir des régimes d’oppression et d’atrocités. Être dans l’Humanité suppose de ne pas rester sur les blessures du passé mais très clairement de dépasser et vaincre les lourdeurs et pesanteurs de toute histoire humaine, aussi traumatisante qu’elle soit pour avancer.

Une invitation à nous dépasser nous est faite par le grand humaniste et auteur martiniquais Frantz Fanon dans une citation tirée de son livre Peau noire, masques blancs paru en 1952 : « Chaque fois qu’un homme a fait triompher la dignité de l’esprit, chaque fois qu’un homme a dit non à une tentative d’asservissement de son semblable, je me suis senti solidaire de son acte. ».
Donc à l’instar de Frantz Fanon, faisons triompher la dignité en luttons contre toutes les formes d’inégalité et d’indignité que l’on peut constater notamment en outre-mer ainsi que contre les dangereuses théories racistes fondées sur des arguments pseudo scientifiques totalement ineptes.

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Patrick Lingibé est avocat de formation guyanais. Intellectuel ultramarin très engagé dans la défense des outre-mer, il a créé un site présentant les 13 territoires de l’outre-mer français www.drom-com.fr. Il est auteur et publie à ce titre des articles dans plusieurs revues juridiques de référence.