Justice en Outre-mer: Interview avec l’avocat guyanais Patrick Lingibé, vice-Président de la conférence nationale de Bâtonniers

Justice en Outre-mer: Interview avec l’avocat guyanais Patrick Lingibé, vice-Président de la conférence nationale de Bâtonniers

A l’occasion de son déplacement en Turquie, Outremers 360 a interrogé, Maître Patrick Lingibé guyanais mais aussi vice-président de la Conférence nationale des Bâtonniers sur ses missions sur son parcours et au sein de cette instance qui représente les 160 Bâtonniers de France. Et parmi ses premières missions, « donner une meilleure lisibilité des Outre-mer au niveau de la justice » 

Pouvez-vous vous présenter et nous parler de votre parcours ?

Je suis né en Guyane, issu de par mon père d’une très vieille famille d’esclaves. J’ai ainsi retrouvé mon ancêtre LINGIBÉ Charlotte, libérée en 1848 avec ses deux enfants Pierre et Thérèse. J’exerce la profession d’avocat depuis 1996. J’ai été bâtonnier de l’Ordre des avocats au barreau de la Guyane en 2008 et 2009. J’ai conduit à ce titre avec mes confrères en 2009 une grève des audiences pour réclamer une cour d’appel de plein exercice en Guyane (à l’époque existait uniquement une chambre détachée avec des moyens budgétaires et humains insuffisants). C’est ce mouvement d’ailleurs qui va entraîner la création rapide d’une cour d’appel de Cayenne qui avait existé en Guyane antérieurement. La grève avait porté également sur la cité judiciaire. J’ai été membre du Conseil National des Barreaux de 2012 à 2017. C’est dans le cadre de ce mandat que j’ai remis à sa demande un rapport de mission au Président du Conseil National des Barreaux intitulé « Rapport de mission sur la reconnaissance des problématiques des outre-mer au sein du Conseil national des barreaux : un défi pour l’organe représentatif ». Ce rapport a débouché sur l’organisation d’Etats Généraux de l’Outre-Mer dans le cadre de la Convention nationale des avocats qui s’est tenue à Bordeaux le 20 octobre 2017 qui portait sur les problèmes de justice en outre-mer.

Depuis le mois de janvier, vous êtes le vice-président de la Conférence des Bâtonniers ? Quel est le rôle de la Conférence des Bâtonniers ? Quelles sont vos missions au sein de cette instance?

J’ai effectivement été élu au poste de Vice-Président de la Conférence des Bâtonniers de France en janvier dernier. La Conférence des Bâtonniers est une association réunissant tous les barreaux de Province, outre-mer compris, qui a pour objet l’étude en commun de toutes questions susceptibles d’intéresser la profession d’avocat et d’assurer la défense des intérêts généraux des Ordres, l’expression de leur solidarité et la formation de leurs responsables. La Conférence est un interlocuteur privilégié des pouvoirs publics. D’ailleurs, le Président de la Conférence des Bâtonniers est membre de droit et siège à ce titre au Conseil National des Barreaux, tout comme le Bâtonnier de Paris.

Au sein de cette instance nationale et au titre de ma vice-présidence, j’ai notamment la charge de toutes les problématiques qui touchent l’outre-mer, le droit public. La vice-présidence donne une meilleure lisibilité de l’outre-mer au niveau de la justice dans la mesure où mon champ d’intervention me permet d’intervenir en tant que de besoin pour l’outre-mer dans différents secteurs (aide juridique, accès au droit, etc.).

Patrick Lingibé lors d'un au séminaire organisé à Paris par la Conférence des Bâtonniers en décembre 2018

Patrick Lingibé lors d’un au séminaire organisé à Paris par la Conférence des Bâtonniers en décembre 2018

Vous êtes avocat au barreau de Guyane. Quel regard avez-vous sur l’accès à la justice et le droit de la défense en Guyane?

Le regard que je porte est au-delà de la Guyane. En effet, l’accès à la justice et la défense des droits posent certes des problèmes en Guyane mais ceux-ci se retrouvent présents sur d’autres territoires ultramarins, voire dans l’Hexagone, compte tenu de la paupérisation des moyens humains et financiers consacrés à la Justice. Parfois, on aboutit à la dénégation de droits fondamentaux. Par exemple, il faut savoir qu’à Wallis-et-Futuna, collectivité d’outre-mer, faute par l’Etat d’avoir mis en place une dotation au titre de l’aide juridictionnelle afin d’assurer la défense des justiciables par des avocats du barreau de Nouméa, on recourt à des citoyens défenseurs pour assurer la défense des justiciables devant la cour d’assises. Jamais une telle situation aurait été admise sur le territoire hexagonal.
On peut citer également les gardes à vue qui créent à l’évidence une inégalité territoriale dans les droits à ce niveau. Pour prendre un exemple guyanais : une personne qui fait l’objet d’une garde à vue à Maripasoula (distance de la capitale Cayenne par avion d’une heure) ne pourra pas avoir accès à un avocat car ce dernier est dans l’incapacité physique d’être présent dans le délai prescrit par le code de procédure pénale. Des exemples de ce type se retrouvent dans d’autres territoires d’outre-mer.

Y-a-t-il une affaire qui vous a fortement marqué au cours de votre carrière ?

En fait oui, plusieurs affaires m’ont marqué. J’en citerais quelque unes. La première concerne la défense victorieuse devant une cour d’assises d’un militaire accusé d’homicide involontaire de plusieurs personnes après avoir été la victime d’harcèlement et de bizutage. A l’époque, ces faits n’étaient pas connus et dénoncés comme aujourd’hui. La deuxième concerne la défense d’une fille victime de viols incestueux répétés pendant plusieurs années et qui se retrouvera seule à la barre contre son parent violeur mais également contre toute sa famille, y compris sa mère, qui l’a rejeté pour avoir dénoncé les agressions sexuelles dont elle était la victime depuis plusieurs années. La troisième c’est la défense de femmes victimes d’harcèlements sexuels ou autres et du combat que cela leur demande face à leurs agresseurs et à la société. Cette déculpabilisation que cela leur impose car souvent les victimes s’auto incriminent et pensent à tort qu’elles sont responsables de ce qui leur arrivent. La troisième concerne la défense dans un procès pénal d’un syndicat de journalistes aux côtés d’un journaliste agressé et d’avoir défendu avec succès la Liberté de la presse et d’expression, condition de fonctionnement d’une société démocratique. Enfin la troisième est plus personnelle car elle m’a renvoyé à ma qualité de victime directe. C’est le meurtre de mon petit frère Sylvain le 6 juillet 2006, la veille de son anniversaire. Il sera tué de plusieurs coups de couteau. Cette situation m’a fait vivre et comprendre mieux aujourd’hui dans les faits le parcours difficile des victimes, notamment sur le plan émotionnel. Enfin, au-delà de ces quelques dossiers, il s’agit pour moi d’engagements et de défense de la Liberté dans des pays où elle est mise à mal et où on attaque les journalistes, avocats et magistrats.

C’est pour être présent au nom de la Conférence des Bâtonniers que je me rends ainsi en Turquie pour assister et soutenir des avocats turques poursuivis pour exercer simplement leur mission de défense. Je crois qu’une société démocratique quelle qu’elle soit doit s’accommoder d’une dose d’insolence dans la parole et dans l’écrit car il n’y a point de liberté si un avocat ne peut plus défendre en toute sérénité et indépendance ses clients quels qu’ils soient, si un juge ne peut plus juger sereinement et en toute indépendance les affaires qui lui sont confiées et si un journaliste ne peut plus informer l’opinion sans être inquiété.

Je suis un grand défenseur des Libertés partout où elles sont menacées, y compris sur notre propre espace français. Si nous perdons notre Liberté nous perdons notre condition d’être humain car il ne peut y avoir de femme et d’homme sans Liberté de penser et d’agir selon moi. Cela me rappelle une phrase d’un grand auteur martiniquais Frantz Fanon et contemporain d’Albert Camus que je cite souvent car elle est emprunte d’un profond humanisme : je me découvre un jour dans le monde et je me reconnais un seul droit : celui d’exiger de l’autre un comportement humain. Un seul devoir. Celui de ne pas renier ma liberté au travers de mes choix.

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Maître Patrick Lingibé est aussi l’auteur de rapport de mission sur la reconnaissance des problématiques des outre-mer au sein du Conseil National des Barreaux : un défi pour l’organe représentatif © Patrick Lingibé Facebook

Le 1er Février dernier, des élus ultramarins ont réclamé « un droit à la différenciation » lors du Grand débat national. Qu’est-ce-que le droit à la différenciation ? Pourquoi est-il difficile de le mettre en oeuvre en Outre-mer?

Il se trouve que j’ai publié dans la revue La Semaine Juridique Edition Générale du 26 novembre 2018 n° 48, un article intitulé « Le droit à l’épreuve des réalités de l’outre-mer. Pour la reconnaissance d’un droit différencia ou girondisé ». Cet article a été écrit bien avant les gilets jaunes à La Réunion et le Grand débat national. J’y défends le principe d’un droit différencié au niveau constitutionnel. Cela veut dire tout simplement un droit à la différence parce que les ultramarins vivent dans des bassins de vie radicalement différents de ceux de l’Hexagone. Comme je l’ai écrit, le prisme républicain a trop longtemps confondu égalité et uniformité en outre-mer. Or, le principe d’égalité, que l’on sort souvent pour les ultramarins, n’a de pertinence que si les réalités qu’il doit régir sont uniformes par rapport au référent hexagonal. Quelle est la réalité ultramarine ou plutôt quelles sont les réalités ultramarines ?

Force est de constater que l’outre-mer est conceptuellement et factuellement différent de l’Hexagone, ne serait-ce que parce que les populations naissent, vivent et évoluent dans des bassins de vie différents de ceux de l’Hexagone et de l’Europe. Ne pas comprendre cette réalité qui met à mal nécessairement le sacro sain principe d’égalité, c’est assurément courir à l’échec. Cela aboutit au final à de très graves crises sociétales qui ne sont que des indicateurs de malaises très profond. C’est bien parce que l’on cherche à faire coller à tout prix des modèles sociétaux hexagonaux aux sociétés d’outre-mer que l’on échoue. Les bassins de vie nous font épouser des réalités de terrain et construisent aussi notre identité, façonnent ce que nous sommes. Ce que je veux dire c’est que les référents des ultramarins ne sont pas les mêmes que les hexagonaux puisqu’ils vivent dans des mondes différents. Nous pouvons être différents et se retrouver dans l’idée de Nation française. Je souhaite pour ma part la reconnaissance d’un droit différencié sur le plan constitutionnel pour que la norme réponde aux particularités de terrain et à la population qui y vive. Cette conception constitutionnelle du droit différencié pour l’outre-mer est indépendante des statut les collectivités territoriales ultramarines.

D’ailleurs, le paysage français institutionnel nous offre dans les faits une différenciation de régimes. En effet, force est de constater que lorsque l’on observe tous les schémas institutionnels existant dans l’Hexagone, notamment Paris, Lyon, la Corse, l’Alsace-Moselle et les 13 autres territoires d’outre-mer, on peut se demander si en réalité la France n’est pas une sorte de Fédération informelle.

Seule la reconnaissance d’un droit différencié constitutionnel prenant en compte les réalités de chaque territoire dans leur bassin de vie, dans leurs composantes notamment géographique, sociologique, historique pourra permettre de répondre aux réalités atypiques de l’outre-mer.