Après avoir présidé la communauté française d’OpenStreetMap, l’entrepreneur guadeloupéen Gael Musquet, expert des données et des connexions numériques, a pris part en 2016 au projet SOS Méditerranée, apportant son savoir-faire technologique au navire Aquarius pour venir en aide aux migrants qui périssent dans les eaux méditerranéennes. Dans un interview exclusif, il nous présente son parcours, son apport à l’Aquarius et SOS Méditerranée et ses projets futurs. Rencontre.
Pourriez-vous nous parler de votre parcours ? Qu’est-ce qui vous a mené à une telle maîtrise des données ?
Je suis né en 1980 en Guadeloupe et à 9 ans, en 1989, j’ai subi le cyclone Ugo. C’était un événement qui m’a beaucoup marqué. Je me suis dis que ça n’arriverait plus. Mais en grandissant on se rend compte que ce n’est pas possible. Mais à travers mes études et mon parcours professionnel, j’ai voulu travailler pour que les catastrophes naturelles soient mieux préparées, que les gens construisent mieux et qu’on fasse en sorte que les effets soient mineurs. D’autant que le réchauffement climatique a confirmé qu’on allait vers des choses encore plus graves.
Je suis arrivé en métropole en 2001 pour poursuivre mes études d’ingénieur -que je n’ai pas terminées-. Pour rembourser mon prêt étudiant, j’ai ensuite travaillé au Ministère de l’Ecologie. J’ai été chargé de créer des prototypes de capteurs météo et j’ai beaucoup travaillé sur les données. De fil en aiguille, j’ai commencé à contribuer au projet OpenStreetMap, qui est un projet de cartographie libre, en cartographiant Aix-en-Provence et ses environs, mais aussi la Guadeloupe, la Martinique, la Guyane et en partie La Réunion. Lors du séisme de 2010 en Haïti, la communauté OpenStreetMap s’est massivement mobilisée pour cartographier Port-au-Prince. En fait j’ai beaucoup fait de lobbying auprès des citoyens pour qu’ils se reconnaissent comme acteurs de l’urgence avec leurs savoirs scientifiques, techniques et numériques.
En 2016, vous participez au projet SOS Méditerranée, qui sauve des réfugiés avec le navire Aquarius. Pouvez-vous nous expliquer quel est votre apport au projet ?
Comment le numérique peut aider dans des situations d’urgence ? Comment peut-il aider à prévenir et secourir ? Sur ce bateau, on avait besoin d’une connexion internet, j’ai donc travaillé sur la stabilisation et l’optimisation de cette connexion. On a placé des antennes sur l’Aquarius qui sont en permanence mobiles pour suivre les mouvements du bateau et pointées vers les satellites qui offrent l’accès à Internet. C’est un dispositif qui coûte très cher et on a réussi à trouver un opérateur partenaire.
Très vite, on s’est rendu compte que ce lien à Internet était vital car c’est par là que passent les appels téléphoniques, c’est par là que les marins peuvent communiquer avec leurs familles, c’est aussi par là que la presse peut transférer des photos et des images de la catastrophe, des naufrages, des sauvetages,… Sur un projet comme ça, on est à plus de 11 000 euros par jour et chaque euro compte: achat de couvertures chauffantes, de gilets de sauvetage, de l’essence pour les zodiacs du navire, il faut aussi payer l’équipage et les télécommunications. Mon rôle a été de trouver le prix le plus juste pour que ce lien vital soit tout le temps maintenu, et qu’à travers ce lien on puisse toujours informer les donateurs de l’utilisation de leur argent et que d’autres donateurs viennent pour continuer à financer les missions de sauvetage. Preuve en est que nous sommes en plein hiver et que l’Aquarius est un des rares bateaux qui reste sur zone pour continuer à sauver des personnes. Toutes les semaines, on sauve des centaines de personnes.
Est-ce que les données vous permettent par exemple de sauver des réfugiés qui sont dans une mauvaise situation ?
Pas directement. Je collecte les données du bateau: sa position, son cap, sa vitesse,… pour la sécurité du navire notamment. On a aussi des risques de piraterie donc il faut toujours savoir où se trouve le bateau. Le numérique sert aussi à recevoir les appels de secours. Il faut savoir que l’Aquarius ne se mandate pas tout seul pour aller sauver les gens, sauf quand il tombe par hasard sur un bateau de réfugiés. En général, c’est le MRCC, la capitainerie de la Méditerranée, qui demande à l’Aquarius par téléphone de se diriger vers telle ou telle zone parce que des bateaux en détresse ont été repérés. En fait, sans la liaison internet installée à bord, l’Aquarius ne pourrait pas savoir où chercher. C’est d’abord à cela que servent les liaisons satellites et numériques à bord.
Le deuxième intérêt, c’est que nous sommes malheureusement dans une société de l’image et de la communication: pas d’image, pas de drame. Il faut avoir ce lien précieux pour que les gens puissent témoigner de l’enfer auquel ils ont échappé. Ce sont des données qui, de la part des réfugiés, sont très importantes. Il faut savoir d’où ils partent, si ils ont été torturés, dans quelles conditions ils ont été transportés, pour pouvoir intervenir au mieux et mettre en adéquation les besoins alimentaires et médicaux. On a eu trois naissances à bord, des blessés par balles, des gens brûlés par l’essence. Donc toutes ces données servent à prodiguer les meilleurs soins possibles à des personnes qui sont en état de choc psychologique, médical et alimentaire bien évidemment.
C’est un sujet éminemment politique. Le drame des réfugiés de la Méditerranée inonde depuis quelques années les médias. Comment ressentez-vous le regard du « grand public » sur le sort de ces réfugiés ? Est-ce qu’il est assez sensibilisé ?
Quand vous dites que c’est politique, c’est vrai. C’est impressionnant de voir à quel point beaucoup d’élus ne sont pas à la hauteur du drame qui se joue aujourd’hui en Méditerranée. D’un autre côté, ce qui m’a énormément frappé, c’est la générosité des Français, des Italiens, des Espagnols et des Néerlandais. Quand je raconte l’histoire de l’Aquarius dans des conférences, plutôt techniques, je vois des gens qui viennent me donner des chèques de plusieurs centaines d’euros pour soutenir le projet. Il y a énormément de générosité. C’est impressionnant de voir comment les Français ont soutenu le projet. C’est ce qui nous fait tenir, ce qui nous motive aussi. Paradoxalement à ce qu’on voit dans les médias, l’attitude des Français de tous âges et de tous horizons est absolument magnifique.
On a pu voir aussi une certaines dignité des Siciliens, car j’y suis intervenu plusieurs fois d’un point de vu technique pour le bateau. De voir comment ils nous ont accueillis, nous médecins et techniciens, de voir la dignité et l’enthousiasme des élus siciliens devant ce que nous faisons, c’est quelque chose qui m’a fait extrêmement chaud au cœur et qui nous fait tenir car nous avons eu des moments difficiles. Les premières images et les premiers sauvetages ont été très durs. Je me suis projeté, j’ai vu mes enfants, ma femme, mes parents, je me suis dit que ça aurait pu être eux. Par exemple, on a retenu notre souffle au mois de juin, lors de la crue de la Seine. Et on oublie que nous subirons aussi, pour une raison ou une autre, le statut de réfugiés. Un réfugié ce n’est pas uniquement quelqu’un qui fuit la guerre, c’est aussi quelqu’un qui fuit une catastrophe naturelle.
Des projets futurs ? Dans les Outre-mer notamment ?
Tout à fait. On a été nommé « Innovation de l’année 2016 » par le Forum mondial Convergence pour nos travaux autours de Caribe Wave. Il s’agit d’une simulation de tsunamis qui a lieu tous les ans. Il y a un exercice identique dans chaque océan: Indian Ocean Wave à La Réunion, Mayotte, Madagascar et l’Inde, et Pacific Ocean Wave pour la Polynésie, la Nouvelle-Calédonie, les autres îles du Pacifique, le Japon et la côte Ouest des Etats-Unis.
En tant que citoyens, nous avons lancé sur Ullule une plateforme de crowdfunding comme pour l’Aquarius. On a récolté 33 000 euros pour pouvoir partir en Guadeloupe en mars dernier, afin de poser des capteurs, créer des stations météo, faire voler des drones, affréter des avions, rétablir les communications entre Marie-Galante, la Guadeloupe et jusqu’à Saint-François. Le but était de prouver à l’Etat et aux services de secours qu’on était capable d’entreprendre entre citoyens, et avec très peu d’argent, l’assistance aux populations qui pourraient être impactées par un tsunami. Les gens ne savent pas toujours, mais en Guadeloupe, il faudrait évacuer 90 000 personnes en cas de tsunami, 60 000 en Martinique.
Nous allons créer une structure qui s’appelle « HAND » (Hackers Against Natural Disasters) et l’idée est d’avoir un administrateur dans chaque territoire d’Outre-mer, qui puisse porter des savoirs scientifiques et techniques, animer des groupes autour des télécommunications et des radios et autour de la pose des capteurs sismiques, météorologiques, océanographiques. Il faut qu’il puisse aussi animer des groupes de travail sur l’utilisation des réseaux sociaux en situation d’urgence… En somme, tout ce dont on peut avoir besoin dans les premiers jours suivants la catastrophe, car on ne pourra pas compter sur l’aide extérieure tout de suite en raison de notre environnement insulaire. Il faut qu’on apprenne déjà, entre nous, à nous organiser et qu’on ait suffisamment de personnes capables de monter des réseaux sans fils, des réseaux cellulaires, de donner l’alerte, de gérer les réfugiés,…
Aujourd’hui, les scientifiques ont identifié 60 sites refuges en Guadeloupe et en Martinique en cours de validation. Notre rôle de citoyens sera de cartographier ces sites et déployer des infrastructures numériques pour qu’on puisse avoir les bonnes informations, les alertes, que la vie puisse s’organiser, que les gens puissent poster directement des avis de recherche. Tout ceci fait l’objet de la création d’une association multi-îles dont le siège sera à Paris mais avec un administrateur dans chaque territoire d’Outre-mer.
2016, année mortelle dans la Méditerranée
En 2016, plus de 130 000 migrants ont emprunté la Méditerranée pour rejoindre l’Europe, un chiffre record. Ils viennent généralement d’Afrique sub-saharienne ou de Lybie, mais aussi de Syrie ou d’Irak, où la guerre a fait des millions de réfugiés. Sur ces 130 000, on estime qu’entre 3 800 et 5 000 migrants ont péri dans les eaux méditerranéennes. Mais sur 35 opérations de sauvetage menées de février à novembre 2016, le projet SOS Méditerranée et son navire l’Aquarius, ont permis de sauver près de 8 000 migrants.
Crédits images: Facebook SOS Méditerranée