Pointe-Rouge, commune du Robert en Martinique ©Agence des 50 pas géométriques de Martinique
Alors que la ministre des Outre-mer a annoncé, ce mardi à l’Assemblée nationale, une amélioration de la gestion des 50 pas géométriques à l’occasion du projet de loi « Risques naturels Outre-mer », le Professeur des Universités, Pascal Saffache, et Lindsay Monpelat, titutlaire d’un Master en Géographie, reviennent sur cette règle instaurée au XVIIème siècle par Colbert, et son application actuelle sur le littoral martiniquais.
Introduction
Instaurés par Colbert en 1674, les « 50 pas du Roy », plus connus aujourd’hui sous l’appellation « 50 pas géométriques » ont été conçus pour protéger les îles contre les agressions étrangères, assurer la libre circulation le long de la mer, et permettre aux artisans de se loger.
Singularité des collectivités d’outre-mer, cette bande littorale de 81,20 m (mesurée à partir de la zone de déferlement), se substitue à la bande des 100 m qu’édicte la loi « littoral », en vigueur en France hexagonale. Rattaché aujourd’hui au Domaine Public Maritime (DPM), cet espace est inaliénable (l’État ne peut le vendre à des particuliers) et imprescriptible (une installation de longue durée ne donne pas droit à un titre de propriété). Bien que soumis à de nombreux régimes juridiques, c’est la loi « littoral » qui le régit, ce qui ne l’empêche nullement de subir une forte pression foncière, touristique et résidentielle. Pas moins de sept structures différentes (DEAL, ONF, DAAF, Agence des 50 pas géométriques, Conservatoire du littoral, etc.) administrent cet espace, rendant sa gouvernance et sa gestion très complexes.
Concédé, vendu, occupé illégalement, tantôt rattaché au domaine public maritime ou au domaine privé de l’État, la méconnaissance des caractéristiques juridiques de cet espace a toujours été au cœur de nombreux débats et/ou conflits.
I. État de la situation actuelle du littoral martiniquais
I.1 Des influences anthropiques traumatisantes pour le milieu
En raison de son fort potentiel économique, le littoral est de nos jours un lieu d’implantation majeur pour les activités économiques et résidentielles ; cela n’est pourtant pas sans conséquence. Dès la fin du XVIIe siècle, la Martinique s’est spécialisée dans la production de sucre, et dès le milieu du XIXe siècle, elle est devenue l’un des fers de lance de la production « rhumière ». Si ces activités ont joué un rôle historique et social incontestable, force est de constater qu’elles ont eu et ont encore des incidences nocives sur le milieu. A titre d’exemple, dans de nombreuses distilleries les vinasses (résidus liquides de distillation du rhum, très acides et riches en matières organiques) ont été rejetées pendant longtemps dans les rivières et les culs-de-sac marins sans traitement préalable, ce qui a favorisé une asphyxie de la faune et de la flore (Saffache, 2002).
La pollution agricole observée résulte aussi d’une utilisation excessive de produits phytosanitaires. En Martinique, ce sont chaque année près de 2000 tonnes d’insecticides, de pesticides et de fongicides et plusieurs milliers de tonnes d’engrais qui sont utilisées (Durand et al., 2002). Bien qu’aucune étude n’ait quantifié très finement l’impact de ces produits sur l’environnement littoral et marin, tout porte à croire que les eaux de pluies qui ruissellent sur les parcelles agricoles, transportent ces particules toxiques en direction des baies, ce qui altère l’écosystème marin ; la forte concentration de chloredécone en zone infralittorale en est un bel exemple.
La pollution urbaine quant à elle résulte d’un réseau de collecte des eaux usées défaillant. Certains quartiers ne sont pas correctement raccordés au réseau de collecte des eaux usées et de nombreuses maisons individuelles ne disposent toujours pas de fosses septiques ; des effluents usagés sont donc déversés dans les rivières via la baie de Fort-de-France. Ces eaux polluées favorisent la prolifération d’algues filamenteuses qui étouffent progressivement les coraux.
A cela s’ajoute un accroissement de l’urbanisation sur le littoral, qui se traduit essentiellement par une durcification du trait de côte, dû à la présence d’hôtels et/ou de résidences secondaires. Si aujourd’hui une partie de l’aménagement du territoire semble maîtrisée, cela n’a pas toujours été le cas, puisqu’on a assisté dans les années 1970 à une forte squattérisation du littoral, notamment foyalais, échappant aux outils de planification foncière, et induisant une forte artificialisation du milieu.Le littoral représente ainsi un élément central de l’aménagement du territoire, ce qui le place au cœur de conflits d’usage.
I.2 Des conflits d’usage
Les évolutions de la société ont entraîné une évolution des perceptions et des usages du littoral. Les nouvelles fonctions attribuées à la frange côtière, du fait de la diffusion du tourisme et des loisirs, ont remplacé la seule fonction de passage entre la terre et la mer. La multiplicité des usages et l’attrait qu’ils exercent sur les populations, font du littoral une zone de tensions, qui relèvent de divers registres.
Dans la plupart des cas, ce sont les occupations touristiques et résidentielles qui s’imposent sur les marges côtières ; il devient alors difficile pour les populations locales d’accéder à la ressource foncière et immobilière (Buhot et al., 2009). L’espace et la ressource foncière sont ainsi soumis à une compétition, qui favorise les acteurs économiques puissants. De même, ces installations remettent en cause l’accès au bord de mer, qui est en réalité un droit.
Dans d’autres cas, c’est l’occupation temporaire du rivage qui pose problème, car l’État défend le principe de non occupation du rivage, dès lors qu’il appartient au domaine public ; or, des particuliers et/ou des collectivités estiment être détenteurs d’un droit d’usage, du fait de pratiques anciennes. Cela peut dès lors raviver une histoire douloureuse, non encore cicatrisée, susceptible de renforcer le communautarisme. Lorsque le conflit d’usage s’appuie sur une revendication culturelle et patrimoniale, souvent appuyée par l’opinion publique, le rapport de force se durcit et devient nécessairement médiatique.
Cette situation est d’autant plus exacerbée en Martinique, qu’elle s’exerce sur un territoire exigu au sein duquel le littoral revêt un caractère central car vecteur de potentialités économiques.A ces préoccupations économiques, s’ajoutent des questionnements plus écologiques ; notamment dans le contexte actuel de l’élévation du niveau de la mer. Le littoral est alors perçu comme une richesse naturelle patrimoniale, symbole de biodiversité à protéger.
Aujourd’hui, la revendication littorale majeure vise un partage équitable de l’espace et un accès du rivage à tous, le tout dans le respect des 50 pas géométriques. La problématique environnementale s’impose également, d’autant que la concurrence pour l’espace s’accentue en raison de la rareté de la ressource. Les atteintes et conflits liés aux divers usages du littoral sont suffisamment importants pour nécessiter la mise en place d’une véritable gestion de ce milieu. Il est de plus en plus urgent de trouver des moyens de gestion efficaces.
II. De nouvelles modalités de gestion de l’espace littoral martiniquais
II.1 La législation en vigueur
Au cours de l’histoire, les « 50 pas géométriques » ont changé plusieurs fois de statut. En effet, classés à l’origine dans le domaine public de l’État, leur statut a évolué en 1955, en vertu du décret n° 55-885 du 30 juin 1955, pris en application de la loi n° 55-349 du 2 avril 1955, accordant au gouvernement des pouvoirs spéciaux en matière économique, sociale et fiscale. Puis, cet espace a évolué à nouveau en 1986, en vertu de la loi n° 86-2 du 3 janvier 1986, relative à « l’aménagement, la protection et la mise en valeur du littoral », qui l’a reclassé dans le Domaine Public Maritime (DPM).
Face aux difficultés de gestion du littoral (dégradation des espaces naturels, squattérisation, etc.), une législation spécifique aux Départements d’Outre-Mer est venue renforcer la loi de janvier 1986 ; il s’agit de la loi n° 96-1241, dite « loi des cinquante pas géométriques » du 30 décembre 1996, qui prévoit des aménagements au principe d’inaliénabilité, dans le but de régler les problèmes posés par l’occupation sans titre ; c’est cette loi qui a permis l’émergence de l’Agence des 50 pas géométriques.
Dans le cadre de la loi n° 2010-78, une régularisation des constructions localisées sur la bande des 50 pas géométriques est en cours. Enfin, la loi n° 2011-725, dite Loi Letchimy, offre aux acteurs publics martiniquais la possibilité de conduire des opérations d’aménagement dans des quartiers d’habitat informel, soumis à des risques naturels.
En dépit de toute cette armature juridique, les problèmes perdurent en raison de la présence d’un trop grand nombre de gestionnaires (Office National des Forêts, Conservatoire du littoral, DEAL …). Cet éclatement complique la gestion, induit une situation administrative complexe, tant pour l’État, les établissements publics, les collectivités, que les usagers. Tout cela suscite de l’incompréhension donc de la méfiance vis-à-vis de l’État.
II.2 Les difficultés de gestion de l’organisation foncière des 50 pas géométriques
En Martinique, les 50 pas géométriques couvrent environ 3500 hectares, qui se répartissent de la façon suivante : 500 hectares ont été cédés à des particuliers et sont donc gérés par leurs propriétaires ; les 3000 hectares restants appartiennent à l’État et se répartissent comme suit : 240 hectares de Forêts Domaniales du Littoral ont été incorporés au domaine privé de l’État et placés sous la responsabilité de l’Office National des Forêts (ONF) ; 960 hectares de Domaine Public Maritime ont été intégrés au domaine public de l’État, avec comme gestionnaire principal la DEAL. Les cinquante pas géométriques répondent donc à des statuts différents et sont placés sous la responsabilité de nombreux gestionnaires.
Il faut savoir que beaucoup d’occupants n’ont pas de titre de propriété. Si en 1955, les terrains « propriété privée non légitimée » étaient plus ou moins libres de construction, aujourd’hui, un bon nombre est occupé par des familles, parfois différentes des familles possédantes. Parfois des hôtels ont pu y être construits grâce à des autorisations d’occupation temporaire du Domaine Public Maritime. Des routes (communales ou départementales) y ont aussi été bâties. Certaines familles ne deviendront propriétaires qu’« a posteriori » des terrains occupés.
De même, la loi ne régularise que les occupations à usage d’habitation principale, mais ne dit rien des résidences secondaires. Tout le dispositif prévu par la loi repose sur la volonté et l’initiative première de l’occupant. Il n’est fait aucune obligation à l’occupant de faire une démarche de régularisation. Bien que les plages et arrières-plages martiniquaises en zones naturelles et non urbanisées soient relativement bien préservées des occupations sur le rivage, grâce au travail du Conservatoire du Littoral et de l’ONF, les arrières-plages situées en zones urbanisées sont souvent recouvertes d’hôtels et de restaurants datant parfois d’avant l’incorporation du littoral au domaine public maritime (Trois-Ilets, Anses d’Arlet et Sainte-Anne…). Si ces activités sont essentielles au développement économique de la Martinique et de son littoral, il convient tout de même de contrôler le respect de ces autorisations.
La multiplicité des statuts fonciers sous-tend des difficultés de gestion, auxquelles s’ajoutent des facteurs aggravants : manque crucial de moyens financiers, absence d’accords avec certaines municipalités, attente de décisions judiciaires notamment pour les îlots privés. A cela s’ajoute le problème des lois et des décrets en perpétuel décalage avec la réalité du terrain : lorsque la loi est adoptée, la réalité du terrain a déjà évolué ; la loi n’a donc plus aucune portée. A titre d’exemple, la mise en place de l’« Agence des cinquante pas » s’est faite près de quatre ans après la promulgation de la loi du 30 décembre 1996 visant sa mise en place.
En outre, le manque de concertation fait que chaque administration mène ses propres actions au détriment des administrations voisines. De plus, la gestion de la frange côtière nécessite un suivi efficace des sites pour mener des actions ciblées et adaptées. L’idéal serait d’avoir un système de gestion où l’ensemble des informations seraient centralisées par un seul et unique gestionnaire et non par une pléiade d’organismes dont les tâches sont voisines et parfois même concurrentes.
Conclusion
En définitive, compte tenu de la multiplicité des textes de lois et des gestionnaires, la gestion des 50 pas géométriques reste floue. L’objectif initial recherché, qui était de traiter définitivement le problème de l’occupation côtière est loin d’être atteint.En réalité, face à l’insuffisance des moyens de contrôle tant matériels qu’humains, et face à l’obsolescence des procédures actuelles, on peut craindre une poursuite de la squattérisation et la revendication de nouveaux droits.
Trop souvent perçue comme une source de stérilisation du développement économique, la protection de la frange côtière ne fait pas encore recette chez les décideurs. S’il est vrai que l’administration française présente un important cloisonnement de ses services, il est tout aussi vrai que des efforts notables sont faits pour optimiser l’action de ces derniers et surtout leur communication. L’heure est donc véritablement à la recherche de solutions et au dialogue.
Pascal Saffache et Lindsay Monpelat.
Bibliographie
– Durand G., Saffache P., Caubel V., et al. 2002. Etat des lieux – Diagnostic préalable à l’étude d’un contrat de baie de Fort-De-France. S.L. : S.N., Rapport commandé par le Ministère de l’Environnement et de l’Aménagement du Territoire, multigr., 153 p.
– Saffache P., Blanchart E., Hartmann C., Albrecht A. 1999. L’avancée du trait de côte de la baie du Marin (Martinique) : conséquence de l’activité anthropique sur les bassins-versants alentour, Comptes Rendus de l’Académie des Sciences, Série II-a, Tome 328, n°11, p. 739-744.
– Saffache P. 2000. Un engraissement côtier résultant de l’érosion des bassins-versants cultivés : exemple de la baie du Galion à la Martinique, Oceanologica Acta, Volume 23, 2, p. 159-166.
– Saffache P. 2002. Martinique et Guadeloupe : sanctuaires coralliens ou cimetières sous-marins ? Aménagement et Nature, 143-144, p. 77-82.
– Monique Moutoussamy, « Loi n° 96-1241 du 30 décembre 1996 relative à l’aménagement, la protection et la mise en valeur de la zone des cinquante pas géométriques dans les DOM », Pouvoirs dans la Caraïbe [En ligne], 10 | 1998, mis en ligne le 09 mars 2011, consulté le 21 mai 2019. URL : http://journals.openedition. org/plc/645 ; DOI : 10.4000/plc.645