EXPERTISE. La recherche Scientifique en Outre-Mer, excellence et pertinence à l’épreuve de la pandémie Covid-19 (Épisode 1/4)

EXPERTISE. La recherche Scientifique en Outre-Mer, excellence et pertinence à l’épreuve de la pandémie Covid-19 (Épisode 1/4)

Guy Claireaux, Professeur à l’Université de Bretagne Occidentale, Pascal Saffache, Professeur à l’Université des Antilles et le Docteur Raymond-Julien Pamphile, Conseiller Scientifique auprès du Directeur du Centre de Recherche de l’Institut Curie, se sont associés le temps d’une publication et offrent une réflexion sur le lien entre recherche scientifique et développement dans les Outre-mer.

Ils abordent de manière éclairante ce sujet crucial et délicat en proposant des leviers d’action pour faire des Outre-mer des territoires pionniers et des acteurs d’un développement local et durable au bénéfice de leurs populations. Nous publierons tout au long de la semaine, en 4 temps, cet entretien réalisé par Xavier Maurange (XM), Docteur en histoire.

Aujourd’hui, nous vous proposons les fondements sur lesquels s’appuient nos experts afin d’aborder cette nécessité de « réconcilier » excellence et pertinence de la recherche dans les Outre-mer. Ils ont été accompagnés dans cette réflexion par des personnalités telles que Véronique Bertile, Michel Boyon, Bernard Jégou, Jean Jouzel, Gaël Lagadec, Pierre Lise, Jean-Paul Moatti, Robert Picard, Alain Puisieux et Bernard Ramanantsoa (voir leurs biographies dans l’encadré ci-dessous). 

Luc Laventure

(XM) : Tous les trois, vous prônez une « réconciliation » entre excellence scientifique et pertinence, en Outre-mer. Pouvez-vous nous en dire plus et en particulier nous présenter les fondements de vos recommandations ? 

La science moderne est essentiellement tournée vers l’acquisition de savoirs et de développements technologiques innovants. La recherche scientifique s’accompagne d’une très forte exigence de qualité. Malgré les évolutions progressives apportées notamment par le Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur et par l’Agence nationale de la recherche, l’évaluation des chercheurs et de leurs structures reste essentiellement quantitative : le nombre de publications dans des journaux à comité de lecture, de communications dans des congrès internationaux et de brevets constitue le principal mètre-étalon.

Cette recherche porte traditionnellement peu d’attention à la contextualisation des problématiques qu’elle aborde. Cela a souvent conduit à ne pas valoriser les recherches partant du « terrain » et par conséquent à négliger ou à minimiser les opportunités en termes de progrès social et de développement économique, notamment à l’échelle locale. Or, c’est précisément à cette échelle que les besoins des Outre-mer sont les plus prégnants. C’est dans ce contexte que nous plaidons pour un modèle où « excellence » et « pertinence » seraient les deux faces d’une même médaille, celle qui garantirait aux territoires ultramarins d’être à l’avant-garde du développement local et durable pour le bien-être de leurs populations.

Schématiquement, il y a deux approches, chacune ayant sa légitimité. La première est principalement dictée par une démarche d’excellence, définie selon les standards internationaux ; ses partisans espèrent que les résultats de leurs travaux profiteront in fine à tous, par ruissellement, mais sans en fixer les échéances.

La seconde, dans la lignée d’Albert Calmette, de Louis Pasteur ou de Marie Curie, est soutenue par les tenants du développement d’une recherche qui, tout en étant elle-même excellente et très exigeante quant à sa démarche intellectuelle et à sa méthode, est également soucieuse des applications possibles de ses travaux au bénéfice des populations. C’est à cette seconde approche que se rattache le concept de pertinence. Ce dernier se construit sur deux idées fortes : d’une part, l’appropriation au niveau local des projets et de leurs objectifs et, d’autre part, la perspective d’un progrès social et économique à échéance raisonnable. Le pilotage de la première approche est plutôt « centralisé » (jacobin), celui de la seconde plutôt « décentralisé ».

Les nombreuses problématiques spécifiques auxquelles est confronté l’ensemble des Outre-mer nécessitent l’acquisition de connaissances qui ne peuvent émerger de projets de courte durée, conçus dans le cadre d’une approche de type « programmatique » conduite au niveau national ou international. C’est au contraire une approche de type ascendant « bottom-up », s’appuyant sur des propositions émanant des institutions ultramarines compétentes, qui serait la plus idoine. L’ancrage local de la programmation scientifique que nous appelons de nos vœux s’appuie sur le constat qu’il est aujourd’hui très difficile de développer des projets de recherche qui soient pertinents pour les Outre-mer, s’ils n’entrent pas en résonance avec les préoccupations de la recherche nationale ou internationale [1].

De cette obligation de satisfaire aux objectifs d’appels d’offres mal calibrés pour les Outre-mer, il découle que les Outre-mer sont rarement les donneurs d’ordre, les maîtres d’œuvre des travaux scientifiques qui se déroulent sur leurs territoires. Pourtant, cette appropriation de la recherche en vue d’une coordination efficiente de toutes les parties prenantes ultramarines, devrait favoriser le développement économique des territoires voire en être un des moteurs.

Évidemment, la question du financement des projets de recherche spécifiques à l’Outre-mer se pose de manière sous-jacente. C’est une réalité, ce type de projets rentre très difficilement dans le cadre des appels à projets habituels des agences de financement nationales et internationales et encore moins dans celui des dispositifs tels que le Programme d’Investissements d’Avenir (PIA), hormis, il faut le mentionner, l’appel à manifestations d’intérêt récent dont un volet est spécifique à l’Outre-mer : « Valorisation – Fonds national de valorisation », volet « Plan innovation Outre-mer [2] ».

Pour donner un exemple : tout récemment, un appel à projets du PIA 3 avait pour objectif la création d’Écoles Universitaires de Recherche (EUR). Les universités ultramarines se sont vu reprocher tour à tour une insuffisante taille critique, une trop grande dispersion (géographique et thématique) et donc une hétérogénéité scientifique. Ce sont là, typiquement, des observations qui s’appuient sur les critères de l’excellence. Sans remettre en cause leur fondement, la question est de savoir si, compte tenu de leur évolution actuelle, les Outre-mer seront un jour en mesure de répondre à ces critères.

(XM) : Cette réconciliation est-elle possible ? 

Oui, bien sûr, notre argumentation précédente ne serait pas complète si nous ne rappelions pas que la pertinence exige évidemment une science de qualité. Néanmoins, pour revenir à ces deux approches stratégiques que nous venons de présenter, il convient de préciser qu’elles se distinguent non seulement par leurs objectifs, mais également par les critères de performance qu’elles appliquent. Ce sont ces différences qu’il est important de bien percevoir et de prendre en compte, si la recherche scientifique veut participer au développement économique et social des Outre-mer.

Pour qu’un projet scientifique satisfasse aux exigences de la pertinence, il faut tout d’abord qu’il soit conçu sur la base d’une réflexion ou de prospectives conduites localement. Il faut ensuite que son suivi et son impact local soient mesurables en s’appuyant sur des indicateurs rigoureux, pertinents et fiables. C’est évidemment cette combinaison d’exigences en termes de qualité, de proximité et de finalité locale qui, selon nous, définit une recherche qui participe de la pertinence. La réconciliation est donc tout à fait possible !

Guy Claireaux, Pascal Saffache et Raymond-Julien Pamphile

Guy Claireaux, Pascal Saffache et Raymond-Julien Pamphile

 

Remerciements

Les auteurs tiennent à exprimer leur gratitude et leurs vifs remerciements pour les suggestions précieuses et les encouragements que leurs ont apportés :

Véronique Bertile, Maître de conférences en Droit public à l’Université de Bordeaux, Directrice de la Licence en Droit, Ancienne Ambassadrice déléguée à la coopération régionale dans la zone Antilles-Guyane

Michel Boyon, Membre de l’Académie des sciences d’outre-mer, avocat au barreau de Paris, Conseiller d’État honoraire

Bernard Jégou, Directeur de la Recherche de l’Ecole des Hautes Etudes en Santé Publique, Directeur de Recherche Emérite de classe exceptionnelle à l’ Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), Ancien Président du Conseil scientifique de l’Inserm (2008 – 2012)

Jean Jouzel, Directeur de Recherche au Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), membre de l’Académie des sciences et du Conseil Economique, Social et Environnemental, Ancien Président du Haut Conseil de la Science et de la Technologie (2009 – 2013), Ancien Vice-président du groupe de travail scientifique du Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat (GIEC), organisation co-lauréate du Prix Nobel de la Paix en 2007

Gaël Lagadec, Président de l’Université de la Nouvelle-Calédonie, membre de l’EPUM (Equipe Projets UltraMarins) dans le cadre des Assises des Outre-mer

Pierre Lise, Préfet honoraire, co-organisateur avec Ferdinand Mélin-Soucramanien du colloque « Outre-mer et devise républicaine » (Le Sénat, 2011)

Jean-Paul Moatti, Professeur Emérite Aix-Marseille Université, Ancien Président-directeur général de l’IRD

Robert Picard, Référent Santé du Conseil général de l’économie, de l’industrie, de l’énergie et des technologies (CGEIET) au Ministère de l’Economie et des Finances

Alain Puisieux, Directeur du Centre de Recherche de l’Institut Curie

Bernard Ramanantsoa, Directeur Général honoraire de Hautes Études Commerciales Paris, membre de l’EPUM (Equipe Projets UltraMarins) dans le cadre des Assises des Outre-mer

 

Annotations :

(1) Cf. Analyses lors du colloque « Biodiversités du Bassin Atlantique » organisé en 2019 par La Délégation Sénatoriale aux Outre-mer en partenariat avec l’Agence Française pour la Biodiversité et sous le haut patronage de Gérard Larcher, Président du Sénat.

(2) A la suite de la convention du 4 mars 2020 entre l’Etat, l’Agence nationale de la recherche et la Caisse des dépôts et consignations relative au programme d’investissements d’avenir.