Quand on lui demande de se présenter, Claude Ribbe se montre assez embarrassé. Pour lui, c’est un exercice qui n’est pas commode. Et pour cause ! À son actif : des activités d’essayiste et de romancier, avec plus d’une dizaine d’ouvrages publiés, une carrière d’auteur dramatique, de scénariste, et de réalisateur, la fondation et la présidence de l’association des amis du général Dumas, dont l’action est incontournable pour commémorer l’abolition de l’esclavage, la direction éditoriale du site Une Autre Histoire, l’amour des chevaux, des avions, et de la Creuse. Pour trancher, il se définit comme un humaniste. Ceux qui le connaissent savent qu’il est humble, simple et généreux. Ceux qui le connaissent très bien savent à quel point il peut se montrer parfois agacé par les gens qui ne sont pas francs du collier, et qu’il peut lui arriver de n’avoir pas peur de dire ce qu’il pense. « De toute façon, il faut bien quelqu’un pour rappeler certaines vérités qui fâchent, si elles sont importantes», vous répondra-t-il, amusé. Ce côté revendicateur, le normalien agrégé de philosophie le tire de sa passion pour l’histoire.
« Ça avait quand même une certaine allure ! » s’exclame Claude Ribbe à propos de la date-clé du 4 février 1794, lorsque la convention nationale abolissait l’esclavage. L’écrivain a le don de faire revivre les moments qu’il évoque. « Rendez-vous compte : on est en 1794, on vote par acclamation un acte qui donne à des gens qui n’avaient jusque-là aucune existence juridique en tant qu’êtres humains, le droit de citoyen et la nationalité. C’est un acte fondateur, l’un des symboles les plus forts de la Révolution. Les conventionnels avaient enfin compris que rien ne serait possible si l’on ne donnait les mêmes droits à tout le monde ».
Les esclaves, par leur révolte, dès le mois d’août 1791, ont imposé l’abolition. Les révolutionnaires le reconnaissent en 1794. La loi est appliquée en Guadeloupe, en Guyane, et à Saint-Domingue. Elle ne prend pas effet à la Martinique qui est alors occupée par les Britanniques, ni à la Réunion, devant l’opposition de l’administration locale.
Quatre ans plus tard – nous sommes en 1798 – Pierre Thomany, un Afro-descendant, député de Saint-Domingue, fait adopter une motion permettant de déclarer officiellement le 4 février journée nationale de commémoration de l’abolition de l’esclavage dans les colonies. L’acte précédant – presque – toujours le droit, elle est fêtée depuis 1795 dans toutes les colonies, ce que ne manque pas de rappeler le texte de cette motion.
Le texte original de la motion de Pierre Thomany
De ce fait, le 4 février a une légitimité totale : ce n’est pas seulement un acte de mémoire important pour les descendants d’esclaves, c’est aussi une date-clé dans l’histoire de la France. « Je suis du reste étonné de constater que la République semble avoir oublié ce texte qui pourtant est si utile pour cimenter la Nation, à un moment où les gens sont à la recherche de fondamentaux ».
Effectivement, l’abolition de l’esclavage est fêtée autour des mois d’avril et mai (27 mai en Guadeloupe, 22 mai en Martinique, 10 juin en Guyane, 20 décembre à la Réunion, 27 avril à Mayotte), dans l’Hexagone et dans les départements et territoires ultramarins. On y fait surtout référence à la commémoration de l’abolition de l’esclavage de 1848. Mais il s’agit en fait d’une abolition de seconde main, puisque l’esclavage a été rétabli en 1802 sous Napoléon.
Aux yeux de certains, Claude Ribbe passe pour hostile à l’Empereur, du fait de son célèbre pamphlet Le crime de Napoléon, qui dénonce justement ce rétablissement. Sur ce point, il tient à être plus nuancé : « En fait, je n’ai pas de problème avec Bonaparte, qui est un personnage historique évidemment majeur, mais seulement avec les fanatiques ou les ignorants qui ont construit la légende de Napoléon dans laquelle le rétablissement de l’esclavage est escamoté». Il évoque même la maison où il écrit dans la Creuse, celle de Joseph Picot, garde du corps de l’Empereur aux Tuileries, fidèle parmi les fidèles. « Encore une figure oubliée de l’histoire ! soupire le biographe du général Dumas. On sera bien surpris que je songe parfois à y faire apposer une plaque à sa mémoire, mais c’est ainsi.». Ribbe rappelle au demeurant qu’il s’entend bien avec Jean Tulard, le gardien de la mémoire de Napoléon. « Les historiens qui connaissent vraiment le personnage de Bonaparte sous tous ses aspects savent que ce que je dis est juste». L’esclavage a été rétabli à un moment où on venait de l’abolir. C’est quelque chose qui fâche, mais c’est une vérité historique.
Claude Ribbe et Aimé Césaire
Claude Ribbe préfère « que l’on se fédère autour de la vérité plutôt qu’autour d’une image tronquée et enjolivée de l’histoire ». Selon lui, il y a deux façons de voir les choses. Les 8 années de liberté qui ont suivi l’abolition de 1794 ne sont-elles qu’une parenthèse ? C’était le point de vue de Napoléon en 1802. Mais l’aberration, n’est-ce pas plutôt ces 46 ans qui ont suivi le rétablissement de l’esclavage?
Bref, pour Claude Ribbe, il faut renouer avec cet élan généreux de 1794 et s’en imprégner fièrement. « En laissant de côté les excès de la Terreur, 1794 fut une belle année sur bien des points, souligne-t-il encore. On démolissait les ruines, on construisait du neuf, du solide. L’École normale supérieure, par exemple, une institution à laquelle je dois beaucoup. C’est sur ce socle là qu’on doit à nouveau bâtir aujourd’hui ».
Il est crucial de savoir que la France de 1794 a aboli l’esclavage. « Si on ne sait pas d’où on vient, je ne sais pas où on peut aller ». Pour Claude Ribbe, il est donc important que tous les Français, sans distinction de couleur, de croyances, d’opinions ou d’origines, s’approprient ce passé-là.
Le 4 février 1794 est donc une date-charnière. Elle est non seulement importante pour les populations les plus directement concernées : les Guadeloupéens, les Martiniquais, les Guyanais, les Haïtiens, mais elle l’est aussi par extension pour tous les Français. Elle fait partie de leur identité. « Il y a 222 ans, des hommes de bonne volonté se sont réunis, et ils ont écrit ce texte universaliste, l’un des premiers manifestes abolitionnistes, l’un des plus beaux puisqu’il efface toute distinction de race, de couleur, et implicitement de sexe. En ces temps troublés, il faut naturellement s’y référer ».
Claude Ribbe structure notre mémoire. Il organise, ce jeudi 4 février 2016, pour la troisième année consécutive, une célébration de cette date, inscrite dans la tradition républicaine. Elle aura lieu place du général-Catroux, dans le 17ème arrondissement de Paris à 18 heures, face aux Fers, le monument au général Dumas qu’il a fait ériger en 2009.
Crédits photo : Agnès Caporal