Fin novembre 2015, Pierre-Christophe Pantz reçoit le grade de Docteur en Géopolitique, associé au Centre des Nouvelles Etudes sur le Pacifique, grâce à sa thèse « Géopolitique des Territoires kanak, décolonisation et reconquête plurielle des territoires ». Avec une mention Très honorable et les félicitations du jury, Pierre-Christophe confie à Outremers360 les grandes lignes de sa thèse et ses enseignements. Focus sur une « démarche citoyenne », une façon de rendre à la Nouvelle-Calédonie tout ce qu’elle lui a apporté.
Pouvez-vous nous parler de votre parcours ? Qu’est-ce qui vous a amené à entreprendre de telles recherches ?
Pour repartir d’un peu plus loin, je suis arrivé à l’âge de 6 mois en Nouvelle-Calédonie. Ça fait donc 30 ans que j’y habite et je me considère comme calédonien à part entière. Depuis le lycée, la matière qui m’a toujours intéressé et passionné c’est la géographie. J’ai passé un bac S en 2003 au Lycée La Pérouse à Nouméa et paradoxalement, c’est la matière qui m’a rapporté la meilleure note. Pendant tout le lycée et le collège, j’ai été excellent dans cette matière. Mais j’ai d’abord opté pour une première année de Licence en Médecine à Marseille, qui ne s’est pas avérée concluante. Et puis je me suis demandé « qu’est-ce que je veux vraiment faire de ma vie et de mon parcours ? », et j’ai choisi la géographie. De là, je me suis inscrit en 2006 à l’Université de la Nouvelle-Calédonie, en Licence de Géographie. J’ai obtenu ma Licence avec mention Bien à l’UNC en septembre 2008. Puis je me suis inscrit à la Sorbonne, car c’est la meilleure université de Géographie et avec une spécialité : la Géopolitique. Je ne savais pas ce que c’était, j’ai donc découvert la matière. Ça m’a donné envie de poursuivre et j’ai candidaté avec succès au Master 2 de Géopolitique à l’Ecole Normale Supérieure. Et ensuite, assez rapidement, m’est venue l’idée de faire une thèse en géographie et plus particulièrement en mettant en valeur mon cursus en géopolitique. J’ai toujours eu cet intérêt, porté tout le long de mes études, de valoriser mes connaissances en géographie et en géopolitique au profit de la Nouvelle-Calédonie. Une démarche citoyenne finalement, et c’est la raison pour laquelle, à l’obtention de ce Master 2, je me suis inscrit à l’Ecole doctorale de la Sorbonne.
Le sujet était un peu vague au départ, c’était la géopolitique des territoires calédoniens dans l’ensemble des différentes communautés ; Européennes, Wallisiennes, Kanak. Je voulais montrer les interfaces entre ces différents types de territoires et puis finalement, je me suis rendu compte qu’il fallait que je cible mieux mon sujet au profit du peuple premier, du peuple Kanak.
Ma démarche était vraiment citoyenne, je voulais m’intégrer d’avantage à mon île. Le rapport qu’entretiennent les Kanak avec leur histoire, leur territoire est fondamental dans leur culture, leur identité. Et il m’a semblé intéressant au préalable, d’analyser ces territoires sous un angle géopolitique en essayant de montrer que la colonisation foncière qu’il y a eu en Nouvelle-Calédonie était un acte géopolitique. Et je me suis dis que finalement, la décolonisation en Nouvelle-Calédonie pouvait être analysée sous le même angle. En reprenant la recomposition des territoires kanak pendant cette période comme une manière de se décoloniser. Et donc mon travail qui s’est déroulé pendant 5 ans m’a amené à considérer les territoires kanak dans leur diversité, à la fois coutumiers, électoraux et urbains. C’est à travers tous ces territoires que j’ai tenté de saisir les enjeux géopolitiques du peuple kanak pendant la décolonisation.
C’est assez novateur d’étudier la géopolitique chez les peuples premiers, du moins sous cet angle, vous êtes le premier à vous être lancé dans le sujet…
Oui, et je l’ai remarqué lorsqu’il a fallu faire un état de l’art de ce qui avait été fait auparavant. C’est vrai qu’en Nouvelle-Calédonie ou dans les autres Outre-mer, et même généralement quand on parle des peuples autochtones, il y très peu d’études géographiques et encore moins d’études géopolitiques. J’en prends pour preuve qu’en Nouvelle-Calédonie, depuis 50 ans, il y a une main-mise de la recherche en sciences humaines et sociales par la sociologie et l’anthropologie, et plus récemment par le Droit ou l’Histoire. La Géographie, c’est un peu la 5ème roue du carrosse. On a eu des études qui ont été bien faites mais qui restent marginales par rapport aux études anthropologiques ou sociologiques.
Est-ce que votre démarche, par votre apport géopolitique, vient à « politiser » la communauté kanak, à leur rendre ces territoires dont ils sont les premiers possesseurs ?
J’ai essayé d’avoir l’approche la plus apolitique possible, et c’est difficile en Nouvelle-Calédonie car tout est politique. J’ai essayé de ne pas prendre parti. Ce que j’ai cherché à montrer c’est qu’on pouvait étudier la décolonisation en Nouvelle-Calédonie à travers une approche géographique ; est-ce qu’elle commence en 1986 ou en 1946 avec la fin de l’indigénat ? Ce sont des questions que je me suis posé. Et surtout ce que j’ai essayé de mettre en lumière c’est que, depuis la prise de possession de la Nouvelle-Calédonie par la France, les Kanak avaient été enfermés dans des réserves, de plus en plus exiguës. Ils étaient interdits de ville, de déplacement. La domination coloniale s’est faite d’abord par le contrôle du territoire. C’était ma première approche. La colonisation, c’est vraiment une période où l’approche géopolitique est évidente. Le territoire est un outil de domination. Ce que j’ai cherché à faire, pour la période qui suit à partir de 1946, c’était de montrer que finalement le territoire pouvait être analysé comme une recomposition. Et on se rend bien compte que les seuls territoires sur lesquels les Kanak s’appuyaient avant 1946, c’étaient les réserves. Grâce à l’obtention du droit de vote, ils ont pu conquérir de nouveaux territoires, comme les territoires électoraux, qui leur ont permis d’agrandir ou de porter la revendication foncière, et on voit le lien entre territoires coutumiers et territoires électoraux. A côté de ça, les Kanak ont enfin pu se déplacer et on se rend bien compte aujourd’hui que la moitié de la population kanak vit en ville et représente 25% de la population urbaine, un habitant sur 4. Aujourd’hui, cette dimension urbaine n’est pas forcément mise en valeur pour comprendre les tenants et les aboutissants des territoires kanak.
Pour être clair, ce que les kanak ont fait en l’espace de 50 ans, ce n’est pas seulement se réapproprier les territoires qui leur ont été volés ou spoliés. C’était de se réapproprier d’autres territoires, et c’est par la diversification qu’ils se sont approprié un territoire encore plus large, qui ne s’arrêtait pas à la limite de leur ancien territoire coutumier. C’est à travers cette diversification qu’ils ont pu acquérir une dimension spatiale encore plus importante qu’à la période pré-coloniale. La démarche du peuple kanak, consciente ou pas, n’a pas seulement été de récupérer les anciennes terres, c’était également de prendre part dans le maillage électoral, d’être de plus en plus en ville, vraiment de diversifier les types de territoires et ne pas se contenter de récupérer ce qui avait été spolié.
Est-ce que votre thèse apporte des évolutions ou s’agit-il avant tout d’un état des lieux ?
Bonne question ! Je voulais montrer qu’il y avait une recomposition qui s’est faite il y a plus de 70 ans, et en montrant également les dynamiques actuelles : les dernières élections, les recensements, où se situent les kanak ? Quel est le lien qui les rattache à leurs terres, leurs espaces ? Ce n’est pas seulement statique. C’est montrer finalement, depuis 1946 et depuis l’Accord de Matignon, comment les Kanak ont diversifié leurs territoires. C’est l’objet de ma thèse : pendant la colonisation, les Kanak étaient rendus invisibles par l’administration et en cherchant à recomposer leur territoire, ils ont reconquis ce droit à la visibilité. Et leur droit à être des acteurs incontournables sur l’échiquier politique et démocratique calédonien.
En Nouvelle-Calédonie, on remarque qu’il y a peu de métissage, de brassage ethnique, d’interactions entre les communautés. Est-ce que ce ne serait pas la prochaine étape de l’expansion territoriale kanak ?
Je me suis posé cette question en faisant ma thèse. La question du métissage demanderait une thèse supplémentaire. Mais d’un point de vue purement statistique, il y a deux situations. La première, on remarque une progression globale du métissage en Nouvelle-Calédonie. La deuxième, c’est que finalement l’espace calédonien est divisé en deux. On a l’espace rural d’un côté, où le métissage est de plus en plus important ; sur la côte Est par exemple. Et dès qu’on arrive en zone urbaine, les choses changent. On a l’impression que le métissage recule. Il y a une sorte de communitarisme, en ville, qui a du mal à se débloquer. À l’avenir, peut-être que la clé du rééquilibrage sera aussi d’abaisser les frontières de communautés dans le grand Nouméa, car aujourd’hui c’est encore visible. Malgré les progrès.
Est-ce que votre thèse apporte des connaissances supplémentaires avant le référendum de 2018 ?
La grande question est : « qu’est-ce qui va se passer après le référendum de 2018 » ? Je n’ai pas la prétention, dans ma thèse, d’y répondre. En revanche, depuis 25 ans avec la mise en place des provinces en Nouvelle-Calédonie, l’équilibre électoral est entre 40-42% en faveur des indépendantistes et 58-60% pour les non-indépendantistes. Ce qui est étonnant, c’est que malgré toutes les politiques et le rééquilibrage qui ont été mis en place et qui progressent notamment en terme de transfert de compétences, il n’y a pas eu de changement par rapport à cette moyenne. Et on se rend compte qu’au fil des élections provinciales, qui sont un peu le baromètre du vote calédonien, les tendances restent les mêmes. Les situations se sont cristallisées, le corps électoral a été restreint et malgré ça, la tendance n’a pas été de plus en plus vers l’indépendance. Fort de cette observation, il faudrait une véritable révolution électorale pour que les indépendantistes deviennent majoritaires en Nouvelle-Calédonie. Par ailleurs, le corps électoral mis en place pour les provinciales n’est pas le même que celui du référendum. Il y a de très faibles différences à prendre toutefois en compte. Ensuite, les objectifs entre les deux votes ne sont pas les mêmes. Par exemple, on peut se demander si parmi les indépendantistes, tous voteraient en faveur de l’indépendance ? Et inversement.
Est-ce qu’il y a eu des chocs, des affrontements lors de la réappropriation des kanak de leur territoires ?
Oui, il y a eu des chocs. Par exemple, pendant les années 80 et les « Évènements », les principaux heurts qui ont eu lieu entre Kanak et Caldoches, c’était à propos de la réappropriation des territoires coutumiers. Il y a eu des colons installés depuis des décennies, qui ont vu les Kanak arriver et revendiquer, parfois avec une certaine violence, leurs anciennes terres. Donc oui, il y a eu des chocs sur cette géopolitique mais aujourd’hui, la situation est apaisée, plus calme, grâce aux Accords et à la redistribution des terres effectuée par l’ADRAF. Il n’y a plus d’affrontement direct sur les territoires physiques. Ce sont maintenant des affrontements sur les territoires démocratiques. La réappropriation s’est faite, dans les années 80 par les armes, aujourd’hui elle se fait par les urnes.
On a l’impression de voir, en version accélérée, la construction des Etats. D’abord des guerres de territoires pour baliser les frontières, puis l’émergence des Etats-Nations et d’une vie politique et démocratique…
Je suis assez d’accord, toute proportion gardée. Il ne faut pas oublier que la Nouvelle-Calédonie c’est 269 000 habitants, répartis sur 18 000 km2. On peut faire la comparaison mais pas au niveau de la superficie par rapport aux grandes puissances. La Nouvelle-Calédonie est un exemple complètement atypique de décolonisation particulière où on laisse du temps au temps. C’est une des rares décolonisations longues qui a suivi une colonisation de peuplement. Et aujourd’hui, on voit bien que la situation, par l’équilibre démographique qui s’est installé, prend du temps et les gens se donnent une chance supplémentaire de cohabiter les uns avec les autres.
Quelles sont vos perspectives personnelles et professionnelles désormais ?
Le premier objectif c’est de trouver un travail ! (Rires) La recherche intellectuelle c’est bien mais à un moment donné, il faut pouvoir manger le soir. Mon premier objectif est donc vraiment de trouver un travail qui me permette, ce serait l’idéal, de valoriser mon expertise de la société kanak et plus généralement de la société calédonienne. Que ce soit à l’université, dans les institutions calédoniennes, ou pourquoi pas, à un étage supérieur comme le Ministère des Outre-mer. Peut être que mon expertise sur les territoires kanak pourrait apporter une vision supplémentaire, en toute modestie bien sûr. J’aimerais apporter une connaissance additionnelle au territoire kanak dans, par exemple, l’étude qui a été faite récemment sur les nouveaux transferts de compétences régaliennes en Nouvelle-Calédonie.
Je souhaite aussi rajouter que ma thèse s’inscrit dans une démarche scientifique et non politique. En étant calédonien, cette thèse c’est aussi une démarche citoyenne : mieux connaître l’endroit où je vis, mieux m’intégrer et apporter une connaissance pour la Nouvelle-Calédonie. Par rapport à mon attachement à ce pays et pour pouvoir lui rendre ce qu’il m’a offert depuis 30 ans. Certes, le sujet des territoires kanak est extrêmement politique. Mais ma lecture est basée sur des faits, sur des analyses de recompositions électorales, coutumières ou urbaines et de montrer les liens entre les trois. Ces trois recompositions participent à la décolonisation de l’archipel. On a l’habitude de dire que la décolonisation est un simple transfert de compétences mais la décolonisation peut aussi être vue sous l’angle des territoires, c’est ce que j’ai modestement voulu démontrer à travers cette thèse.
C’est vrai que quand on parle décolonisation, on pense tout de suite à séparation ou indépendance, alors qu’il peut aussi s’agir de décolonisation des pensées, par exemple,…
Il y a beaucoup qui lui donnent une connotation liée à l’indépendance. Aujourd’hui, on peut être décolonisé sans pour autant être indépendant. Aujourd’hui, dire qu’il y a un processus de décolonisation négocié en Nouvelle-Calédonie ne fait pas de moi un indépendantiste convaincu. Mais montrer qu’il y une réappropriation des territoires par les Kanak, c’est aussi une forme de décolonisation : une décolonisation des territoires. Pourquoi ne pas apposer cette lecture des territoires à d’autres formes de décolonisation que ce soit pour la Polynésie française ou ailleurs. Il pourrait y avoir des motifs de comparaison avec d’autres territoires même si le processus calédonien est extrêmement particulier.
Les Accords de Matignon semblent avoir réussi à ouvrir les esprits des calédoniens dans leur ensemble. Par rapport à la Polynésie, où la question crispe encore les esprits.
C’est vrai que les calédoniens se sont donnés le temps. Même si aujourd’hui, plus on approche de la date, plus on a l’impression que cette crispation ressurgit. En 1988, on est passé d’une phase insurrectionnelle à une phase d’accord, c’était inespéré ! Même moi, de mon petit niveau, j’ai encore du mal à croire que cela a pu être possible car toutes les conditions étaient réunies pour que ça finisse mal.
C’est d’ailleurs, pour les indépendantistes polynésiens, un exemple de réussite, même si il reste encore des points à parfaire…
Ca peut paraître comme une vraie réussite, mais la vraie réussite sera de passer le référendum. Même si la Calédonie ne vote pas pour l’indépendance en 2018, aujourd’hui, on ne peut pas dire ce qui va se passer au terme des trois référendum successifs. Rien est écrit dans les textes, ce sera à nous d’innover. En revanche, répondre non à l’indépendance n’éteindra pas la revendication indépendantiste, qui est une revendication très identitaire et majoritaire chez les Kanak. Quoiqu’il arrive, cette revendication continuera d’exister et concernera encore une très grosse partie de la population. La question sera de savoir comment continuer, dépasser le référendum, en essayant de satisfaire toutes les idéologies et les composantes de ce pays. Comment faire en sorte que les communautés ne retombent pas dans les travers des « Évènements » des années 80 ? Comment sortir de ce référendum sans que les calédoniens perdent cette cohésion qui est la leur depuis plus de 20 ans ? Pour paraphraser Rimbaud, « La Calédonie sera totalement à réinventer » en 2018.