À La Réunion ce vendredi 25 octobre, le président de la République doit visiter une exploitation agricole en compagnie des acteurs de la filière et du ministre de l’Agriculture Didier Guillaume. Dans cette tribune, le think tank Les Alizées – La Fabrique Outre-mer revient sur la subvention de 38 millions d’euros « mise en place pour compenser la fin des quotas sucriers et des prix garantis en octobre 2017 ».
Une grande vague d’inquiétude a soulevé le monde ultramarin au début de l’été : qu’allait-il advenir de la subvention de 38 M €, mise en place pour compenser la fin des quotas sucriers et des prix garantis en octobre 2017, et qui ne semblait pas figurer dans l’avant-projet de budget du ministère de l’agriculture pour 2020 ? Cette aide d’État, validée par Bruxelles, partagée essentiellement entre La Réunion et la Guadeloupe, doit permettre de maintenir le prix d’achat de la canne et le revenu des planteurs.
Après un mois d’incertitudes, de tergiversations ou de menaces, la reconduction de cette aide a finalement été annoncée jusqu’à l’expiration de la convention canne à La Réunion et en Guadeloupe (2021). Un grand « ouf » de soulagement a accueilli cette annonce par les représentants de la filière canne et de parlementaires de tous bords. Cette satisfaction est-elle de mise ?
Dès le 8 juillet, à l’occasion de la signature des contrats de convergence et de transformation, le Président de la République, s’il a bien confirmé « qu’on ne fait pas d’économie sur les outre-mer », a dit en même temps « ne pas faire d’économie, ça ne veut pas dire pour autant qu’on ne change rien parce que c’est comme si tout s’était bien passé jusque là. Non ». Les ministres de l’Agriculture et des Outre-mer ont précisé, peu de temps après, qu’il s’agissait d’une aide à l’adaptation, les acteurs de la filière canne devant s’engager « à bâtir, en lien avec les autres filières agricoles et les élus, un modèle agricole qui permette de relever les défis climatiques et sociétaux tout en tenant compte de l’évolution des tendances du marché ». Des propositions sont attendues pour juillet 2020, autrement dit demain. Le calendrier s’accélère. Il était temps.
Le maintien de la subvention de l’Etat à la production cannière retarde de plusieurs années la confrontation lucide avec le marché mondial de la canne à sucre
Longtemps protégés du marché mondial par des prix garantis, les planteurs de cannes et les producteurs de sucre de canne des Antilles et de La Réunion sont désormais soumis à la concurrence. Le marché du sucre peut sembler porteur du fait de la demande des pays en développement (croissance démographique et amélioration du pouvoir d’achat). L’offre mondiale de sucre (180 M tonnes, issues à 80% de la canne) est aussi en progression même si un tiers seulement est exporté, une grande partie du sucre étant consommé sur place. Le Brésil, premier producteur, contrôle la moitié des exportations et « fait » le prix du sucre. Mais, le marché de la canne est extrêmement volatile. En zone tropicale, les aléas climatiques peuvent perturber le marché comme ce fut le cas en 2018 avec des récoltes exceptionnelles en Inde qui ont conduit à une division des prix par deux. Face à ces aléas, les producteurs brésiliens peuvent résister en accroissant, en tant que de besoin, leur production d’éthanol. A la différence des planteurs et opérateurs des petits états, qui, sans filet de protection ou sans marges de manœuvre, subissent de plein fouet la baisse des prix.
Au fur et à mesure que les protections de marché vont tomber et que les aides publiques, nationales ou européennes, vont se faire de plus en plus difficiles à mobiliser, la question des coûts de production ne peut être éludée. Au Brésil, la canne est cultivée dans des grands domaines, peu soucieux de performances environnementales ou sanitaires, employant une main d’œuvre journalière, non protégée. Face à cela, en Guadeloupe et à la Réunion, la canne est cultivée dans des exploitations familiales intégrées à une organisation professionnelle. La mécanisation y est faible, 70% des coupes étant faites à la main, ce qui préserve l’emploi mais accroît les coûts. De plus, la nature des exportations tend à se modifier. Certains pays, au Moyen – Orient ou en Asie, pratiquent le « raffinage à destination » : ils importent du sucre brut pour le raffiner sur place. Cette évolution a stimulé l’exportation de sucre brut brésilien au détriment des sucres blancs traditionnellement exportés par l’Europe et les départements d’outre-mer.
Ce n’est donc pas seulement à la concurrence du sucre de betterave – moins coûteux à produire – que sont confrontés les sucres produits à La Réunion et en Guadeloupe, mais surtout à celle des grands producteurs tropicaux de sucre de canne, le Brésil, l’Inde ou le Viet-Nam. La situation concurrentielle est d’autant plus complexe qu’à La Réunion l’opérateur industriel, Tereos, premier groupe sucrier français, est présent sur le marché européen de la betterave et sur le marché du sucre de canne au Brésil où il possède 7 usines. D’ores et déjà, les résultats de Téréos sont déficitaires à La Réunion et le groupe perd de l’argent.
Les producteurs historiques de sucre et de canne sont tous passés à autre chose ou se sont spécialisés
Introduite le plus souvent par le colonisateur – notamment par Henri Le Navigateur à Madère au XVème siècle, qui souhaitait éviter aux chrétiens la dépendance du sucre de l’orient musulman – la canne a prospéré depuis les XV è et XVI è siècles dans les milieux intertropicaux colonisés.
Pour les RUP ibériques, l’économie sucrière est une affaire réglée depuis longtemps. A Madère, le plus grand exportateur « d’or blanc » en 1500, la culture trop intensive de la canne, ruinée par les maladies, a décliné dès la fin du XVIème siècle. Et, dès le XVIIIème siècle, elle a été concurrencée par le sucre brésilien, moins cher. Aujourd’hui, la canne est exclusivement réservée à des usages spécialisés, le rhum agricole d’origine protégée et la production de « miel de canne » pour la confection de gâteaux traditionnels ou de cookies. Aux Canaries, la canne, introduite au XVIème siècle, n’a pas résisté à la concurrence des sucres venus des colonies d’outre-Atlantique dès le XVIIème siècle. Seuls, ont survécu et se sont développés des produits dérivés tels le rhum miel ou, le jus de canne frais pressé (naturel, artisanal …. bio évidemment) consommé par les touristes, arrivés en nombre depuis les années 60.
A Maurice, l’île sœur de La Réunion, l’activité sucrière a bénéficié de quotas et de prix garantis par l’Union européenne jusqu’en 2009. 80 compagnies de plus de 10 ha cultivent encore la canne et produisent du sucre. Maurice avait anticipé l’ouverture du marché européen et abandonné l’exportation de sucre en vrac au profit du raffinage sur place. Avec la fin des quotas en 2017, le prix du sucre mauricien s’est écroulé et il a été mis fin aux exportations. Maurice a perdu 30.000 ha de canne en 30 ans soit plus du tiers de la surface cannière. La réduction des surfaces continue. La production se fait à perte. La raffinerie de sucre a fermé en 2018. Les plus grandes compagnies sucrières se sont diversifiées dans l’hôtellerie, la production électrique, la distribution…
Enfin, à Hawaï, la toute puissance de la canne à sucre a également pris fin. Cultivée quasi industriellement depuis près d’un siècle et demi, à l’initiative de pasteurs puritains, elle a modelé les paysages et la société d’Hawaï. Elle s’est développée, comme à la Réunion, avec force travailleurs immigrés, pour être exportée et raffinée aux Etats-Unis, et cela jusque dans les années 50/60.
Malgré une mécanisation et une productivité du travail remarquables, cette culture de plantation, ne bénéficiant ni de quotas ni de prix garantis, n’a pas résisté à la concurrence d’abord d’Etats américains (Louisiane ou Floride), puis surtout à celle des productions à bas coûts du Brésil ou du Viet-Nam, après l’ouverture des frontières demandée par l’OMC. La sole cannière qui couvrait encore 90.000 ha vers 1980 s’est réduite à 21 000 ha au début des années 2000 puis à 16.000 ha en 2018. La dernière plantation de canne à sucre (Alexander & Baldwin) a fermé ses portes en 2016 après des pertes colossales en 2015. Ses 16 000 ha ont été morcelés pour accueillir de nouvelles cultures. Cette fermeture, qui symbolise la fin d’un mode de vie, a été vécue avec beaucoup de nostalgie par la population et les dirigeants politiques, qui ont cependant considéré que c’était inévitable.
L’autre grande culture de plantation, l’ananas, développée durant le XXème siècle pour atteindre 80% de la production mondiale dans les années 60, n’a pas davantage résisté. Le choix d’une diversification, en cours depuis déjà plusieurs décennies, a été assumé au profit d’un objectif d’autosuffisance alimentaire et énergétique. Cette diversification est intense : café prémium, noix de macadamia, agro- carburants, fleurs, papayes, sorgho, élevage, semences, mise au point de nouvelles variétés… Les grandes compagnies cannières (les « big fives »), sensibilisées aux premiers touristes américains dès le début du XXème siècle, ont investi dans l’économie touristique après la seconde guerre mondiale. Certaines, boostées par l’arrivée d’avions gros porteurs dans les années 60, ont accompagné cette diversification majeure (16% du PIB provient aujourd’hui du tourisme).
Ainsi, partout dans les économies développées, la grande culture de la canne à sucre, héritière des cultures de plantation, a régressé au point de disparaître ou, au mieux, de se spécialiser. Face à cela, envers et contre tout, le modèle de production de la canne, peut-il résister aux Antilles et à la Réunion ? Certes, il offre beaucoup d’atouts, une organisation professionnelle assurant emplois et revenus aux planteurs, un savoir-faire reconnu, une capacité à retenir les sols et à atténuer les changements climatiques, des sous-produits utilisables pour nourrir du bétail ou produire de l’énergie …… Mais il ne sait plus se maintenir sans protection de marché ou sans d’importantes subventions. L’évolution de ce modèle – qui devra garantir emplois et revenus – ne peut plus attendre.
Relever les défis climatiques et sociétaux en faisant face aux contraintes de marché est possible
L’atteinte d’une plus grande autosuffisance alimentaire et énergétique et la relance de nouvelles cultures d’exportation passent par une diversification agricole, qui ne peut plus être seulement l’accessoire de l’économie cannière (1/2 ha de maraîchage et d’élevage pour 7 ha de canne en moyenne). Mais on ne part pas de rien. Cette diversification, qui doit être accompagnée, est décisive, à terme, dans la lutte contre la vie chère. Elle est déjà à l’œuvre de manière plus ou moins avancée selon les secteurs et de nombreuses initiatives sont apparues.
La spécialisation sur des produits de niche à haute valeur ajoutée, des variétés premium, des filières bio et sans pesticide constitue un axe de développement durable et rémunérateur, tel le rhum AOC en Martinique qui a permis le développement d’un agro-tourisme dynamique, en complément du tourisme balnéaire classique. La relance de la culture de café premium et de cacao, un peu partout outremer, va dans ce sens.
Des initiatives sont apparues dans les secteurs non alimentaires, comme à Mayotte et à La Réunion, avec des plantes traditionnelles destinées à la pharmacopée et à la cosmétique. A la Réunion un plan PAPAM (Plantes A Parfums, Aromatiques et Médicinales) a été mis en place à l’initiative du département. Une filière industrielle à partir du chanvre est en cours d’expérimentation pour la production de graines et de fibres textiles.
D’importantes marges restent à reconquérir sur des produits pour lesquels la part d’importations dans la consommation locale reste élevée, que ce soit le poulet de chair à la Réunion ou la vanille, pour partie importée de Madagascar, la crevette en Guyane ou le bois dans de nombreuses géographies ultramarines, ce que vient de commencer à faire la Polynésie française en aidant la production locale de bois d’oeuvre.
Dans cette diversification, la canne à sucre est loin d’être condamnée pour autant et peut s’inscrire dans une stratégie de filière. Sa valorisation par des productions à vocation d’amendement agricole ou énergétique (utilisation de la mélasse et des vinasses pour la production d’éthanol ou de bio gaz) doit être accélérée. Comme l’a rappelé récemment le président de la chambre d’agriculture de la Réunion, l’énergie est un marché mieux garanti que la filière sucre…. D’autres débouchés vers la substitution de matières plastiques ou le vêtement sont au stade de la recherche.
L’organisation de filières d’excellence, de l’amont à l’aval, doit être favorisée et encouragée par la puissance publique par une concentration de tous les dispositifs existants, adaptés et temporaires si nécessaire : aides ciblées et renforcées à l’investissement, aides à des indications d’origine protégées et contrôlées, fonds européens, aides à la recherche- développement, à l’exportation ou à l’innovation, filières franches, sans exclure, sur le fondement notamment de l’article 349 du TFUE revisité après l’arrêt Mayotte de 2015, des dispositifs de protection. Ainsi, en Nouvelle-Calédonie, la production de poulet de chair est encouragée à la fois par une aide fiscale spécifique et par une aide aux infrastructures (abattoir). Cette organisation, qui peut prendre différentes formes, celles de cluster, d’agence ou de coopérative sur le mode de la filière canne/sucre actuelle, doit avoir un volet formation important pour accompagner cette évolution. Le recours à tout ou partie de l’enveloppe de 38 M€ doit favoriser cette transition.
L’évolution du modèle canne/sucre vers une diversification de l’agriculture et de l’économie permettant d’assurer une plus grande autosuffisance alimentaire et énergétique et de nouvelles exportations s’est produite dans tous les territoires sucriers, parce qu’elle était inéluctable face aux maladies parasitaires, à la concurrence et aux marchés. L’outre-mer français peut encore faire mentir l’adage, « S’il n’en reste qu’un, je serai celui-là ».
Think Tank Les Alyzées – la Fabrique Outre-mer.