Réforme constitutionnelle : Vers une simplification des statuts et un article « Outre-mer » unique ? (Intervention de Véronique Bertile)

Réforme constitutionnelle : Vers une simplification des statuts et un article « Outre-mer » unique ? (Intervention de Véronique Bertile)

© Olivier Serva Twitter

Le 5 avril dernier, la délégation outre-mer de l’Assemblée nationale organisait un colloque sur le thème « Réforme constitutionnelle et collectivités d’Outre-mer ». Lors de ce colloque, les différents intervenants ont fait état de la « complexification du droit Outre-mer », issue de la précédente réforme constitutionnelle en 2003.

Outremers 360 vous propose de lire l’intervention lors de ce colloque du Maître de conférences en droit public à l’Université de Bordeaux et ancienne Ambassadrice déléguée à la coopération régionale dans la zone Antilles-Guyane, Véronique Bertile, afin de saisir les enjeux de la nouvelle réforme constitutionnelle proposée par le gouvernement.

Veronique Bertile a proposé la suppression des articles 73 et 74 de la Constitution et l’adoption d’un article « outre-mer » unique. Une proposition qui a connu une forte adhésion. Le Président de la Délégation Outre-mer de l’Assemblée nationale, le Député Olivier Serva, a donc proposé à Veronique Bertile de rédiger de cet article « outre-mer ».

Réforme constitutionnelle et collectivités d’outre-mer, quels enjeux ?

Avant toute chose, je tiens à saluer l’initiative de ce colloque et à remercier le Président de la Délégation aux Outre-mer de l’Assemblée nationale pour m’avoir invitée à y participer. Plutôt que de me lancer dans une présentation strictement académique, et puisque je devine que je suis devant un public d’initiés, je propose de partager avec vous les réflexions que m’inspirent les intitulés de ce premier panel et de cette première table ronde.

I. Premier intitulé – première question : « Réforme constitutionnelle et collectivités d’outre-mer, quels enjeux ? »

Une réforme constitutionnelle a été annoncée par le Président de la République – c’est ce qui nous réunit ici aujourd’hui – et si nous ne connaissons pas encore son contenu exact, nous avons les grands thèmes : nombre de parlementaires, non-cumul des mandats dans le temps, proportionnelle, Corse… Qu’en est-il des outre-mer ?

L’outre-mer a été, si ce n’est l’unique objet, tout du moins fortement concerné par l’une des dernières grandes réformes constitutionnelles, celle du 28 mars 2003 relative à l’organisation décentralisée de la République. C’était il y a 15 ans.

15 ans, c’est à la fois peu et beaucoup :

– c’est peu, pour se saisir pleinement des innovations apportées par la réforme et pour les mettre en œuvre ;

– mais c’est beaucoup, quand il s’agit de mesurer des résultats qui ne sont pas à la hauteur des espérances.

Parce que la réforme de 2003 a suscité de grandes espérances : elle a profondément modifié le titre XII de la Constitution intitulé « Des collectivités territoriales » et a véritablement refondu le droit outre-mer.

Permettez-moi de rappeler en un mot, ce qu’était ce droit outre-mer de 1946/1958 à 2003 : un droit caractérisé par la distinction entre les départements d’outre-mer (DOM) et les territoires d’outre-mer (TOM) :

  • les premiers soumis au principe de l’assimilation législative ;
  • les seconds au principe de la spécialité législative.

Cette dichotomie était imparfaite mais donnait une impression de « simplicité ».

Ces temps sont révolus et le droit de l’outre-mer se caractérise depuis 2003 par une formidable complexité, qui a de quoi déconcerter même le meilleur des pédagogues. Les TOM ont disparu, la distinction DOM/TOM n’existe plus et est remplacée par la distinction article 73 / article 74.

Cette présentation binaire qui demeure cache en réalité une grande diversité, diversité qui fait éclater, à y regarder de plus près, la notion même de catégorie et la distinction article 73/article 74 : le régime de certaines collectivités de l’article 74 les rapproche davantage de l’esprit de l’article 73 (que l’on songe à Saint-Pierre-et-Miquelon par exemple) et, inversement, le régime de certaines collectivités de l’article 73 les rapproche davantage de l’esprit de l’article 74 (la Guyane et la Martinique notamment) !

Ce sacrifice de la simplification n’aurait pas été vain si la réforme de 2003 avait permis à chaque collectivité d’outre-mer de trouver sa voie. Mais les outils juridiques ont beau être là, cela ne semble toujours pas être le cas. Aller plus loin ? Comment aller plus loin ?

Sur la base de la réforme de 2003 :

  • Martinique et Guyane sont devenues des collectivités uniques ;
  • Saint-Martin et Saint-Barthélemy sont devenues des collectivités « autonomes » ;
  • un pouvoir de dérogation législative a été reconnu aux collectivités de l’article 73…

Mais outre ces changements statutaires, quelles avancées ? Parce que le statut n’est pas une fin en soi, il n’est qu’un moyen.

En 2003, la réforme constitutionnelle a débouché sur une complexification du droit outre-mer ; en 2018, la réforme constitutionnelle gagnerait à revenir à une simplification.

Mais peut-être que la complexification issue de la réforme de 2003 a été nécessaire pour accompagner les mentalités. Elle semble avoir fait son œuvre puisque le principe de la différenciation statutaire – qui était combattu hier – est aujourd’hui acquis, partagé et revendiqué par tous, y compris désormais pour les collectivités hexagonales !

La simplification que pourrait porter la réforme constitutionnelle annoncée est la suppression de la distinction article 73 / article 74. A mon sens, cette distinction ne tient plus car elle repose sur une logique qui ne se vérifie plus aujourd’hui. Cette logique, vous la connaissez, c’est celle que j’ai rappelée rapidement, selon laquelle les collectivités de l’article 73 sont soumises au principe de l’identité législative, les collectivités de l’article 74 au principe de la spécialité législative.

Cette logique ne prévaut plus aujourd’hui, ni au sein de l’article 73, ni au sein de l’article 74 :

1°) au sein de l’article 73 : le principe de l’assimilation – ou de l’identité – législative signifie, vous le savez, que les lois et règlements sont applicables de plein droit. Ce principe est affirmé solennellement par l’alinéa premier de l’article 73. Mais les possibilités d’adaptation et de dérogation qui sont prévues par les alinéas suivants mettent à l’épreuve ce principe d’identité législative ;

2°) au sein de l’article 74 : le principe de spécialité législative signifie que les lois et règlements ne s’appliquent que s’ils le prévoient expressément : dans le silence de la loi, la loi ne s’applique pas. Mais là encore, ce principe de spécialité législative n’est pas absolu et dans sa dernière version, l’article 74 ne règle pas lui-même mais confie aux statuts, définis par loi organique, le soin de fixer les conditions dans lesquelles les lois et règlements sont applicables.

Les dispositions relatives à Saint-Pierre-et-Miquelon, Saint-Martin et Saint-Barthélemy, affirment ainsi, de façon assez surprenante pour des collectivités de l’article 74, que les lois et règlements y sont applicables de plein droit. Le principe est ainsi bel et bien celui de l’identité législative (article 73 C) et non celui de la spécialité législative, même si quelques exceptions sont énoncées. [Wallis-et-Futuna].

Seul le statut de la Polynésie française consacre le principe de spécialité législative : l’article 7 de la loi organique du 27 février 2004 affirme ainsi que « sont applicables en Polynésie française les dispositions législatives et réglementaires qui comportent une mention expresse à cette fin ».

Le principe de la spécialité législative ne définit ainsi plus la catégorie des collectivités de l’article 74.

Un des premiers enjeux de la réforme constitutionnelle pour les outre-mer serait ainsi un nécessaire toilettage – terme peu heureux mais familier des juristes –, une simplification en faisant disparaître la distinction article 73 / article 74 et en ne retenant qu’un seul article « outre-mer ». Cet article « outre-mer » fixerait les grands principes et renverrait au statut de chaque collectivité d’outre-mer le soin de définir ses modalités particulières.

La situation est déjà que chacune des 11 collectivités ultramarines ont un statut qui lui est propre. Malgré leur catégorisation article 73 / article 74, aucun outre-mer ne ressemble à un autre aujourd’hui.

La distinction article 73 / article 74 ne tient plus non plus au regard du statut européen des collectivités d’outre-mer. Les statuts interne et européen ont longtemps été parallèles : ainsi, les collectivités de l’article 73 de la Constitution étaient des « régions ultrapériphériques » (RUP) et les collectivités de l’article 74 de la Constitution étaient des « pays et territoires d’outre-mer » (PTOM). Il pouvait y avoir une logique à cela : l’assimilation des collectivités de l’article 73 aux collectivités de droit commun de la République emportait leur intégration pleine et entière à l’Union européenne. Par analogie, la spécificité des collectivités de l’article 74 au sein de la République française justifiait leur simple association à l’Union européenne.

L’exemple de Mayotte confirmait cette logique : ainsi, en passant de l’article 74 à l’article 73, Mayotte est passée « naturellement » du statut de PTOM au statut de RUP.

Mais Saint-Martin est venu brouiller les pistes : en 2007, en quittant le giron de la Guadeloupe dont elle était une commune pour devenir une collectivité d’outre-mer, Saint-Martin est ainsi passée de l’article 73 à l’article 74. Mais contrairement à l’île voisine, Saint-Barthélemy, qui était exactement dans la même situation et qui a décidé de devenir un PTOM, Saint-Martin a choisi, elle, de rester une RUP.

Il peut donc y avoir dissociation entre le statut interne et le statut européen des collectivités d’outre-mer. La suppression de la distinction article 73 / article 74 n’aura ainsi aucune incidence sur le statut européen des outre-mer.

Par ricochet, la suppression de la distinction article 73 / article 74 et l’adoption d’un article « outre-mer » unique impacteraient d’autres articles de la Constitution :

  • je songe à l’article 72, selon lequel « Les collectivités territoriales de la République sont les communes, les départements, les régions, les collectivités à statut particulier et les collectivités d’outre-mer régies par l’article 74 » : il suffirait ici de renseigner le bon numéro de l’article « outre-mer » ;
  • je pense aussi à l’article 72-3, qui cite nominativement tous les outre-mer après avoir affirmé que « La République reconnaît, au sein du peuple français, les populations d’outre-mer, dans un idéal commun de liberté , d’égalité et de fraternité ». Cet article 72-3 pourrait fusionner avec un article « outre-mer » ;
  • je n’oublie pas l’article 74-1, peu connu, introduit par la réforme de 2003, qui prévoit la possibilité pour le gouvernement de recourir aux ordonnances dans les matières qui demeurent de la compétence de l’État dans les collectivités de l’article 74. Cet article serait lui aussi fusionné avec le nouvel article « outre-mer » que j’appelle de mes vœux.

Le premier enjeu de la réforme constitutionnelle annoncée serait ainsi la simplification, la lisibilité des dispositions relatives à l’outre-mer. Et plus largement, la lisibilité du titre XII de la Constitution.

Le second enjeu, lié au premier, serait, à travers un article « outre-mer » unique donc, de mettre à la disposition de chaque collectivité d’outre-mer une « boite à outils » lui permettant d’adopter un « statut à la carte » selon ses besoins, ses aspirations et son projet de développement.

II. Second intitulé – seconde question : « Quelles compétences pour les collectivités uniques ? »

Je dois vous avouer que mon premier réflexe à la lecture de cette question a été de penser spontanément et uniquement à la Martinique et à la Guyane, qui ont concentré l’attention ces derniers temps en devenant collectivités uniques au 1er janvier 2016.

Mais je me suis vite ravisée en me faisant la réflexion qu’outre-mer, la collectivité unique est en réalité devenue la forme d’organisation « normale » c’est-à-dire largement majoritaire. Les « Domiens » de ma génération et des précédentes ont connu la situation où sur un même territoire coexistaient une région et un département. Cette forme d’organisation est devenue exceptionnelle et ne concerne plus que deux collectivités : la Guadeloupe et La Réunion.

On raisonne encore en référence à département et région d’outre-mer (DOM/DROM) mais en réalité il n’en reste plus que deux. Toutes les autres collectivités d’outre-mer sont aujourd’hui des collectivités uniques : à l’échelle du territoire, il existe une seule collectivité, qui dispose des compétences des régions et des départements : c’est le cas de la Guyane, de la Martinique, de Saint-Pierre-et-Miquelon, de Mayotte. Certaines concentrent même trois niveaux – région, département et commune – : c’est le cas de Saint-Barthélemy et Saint-Martin. Sans parler de la Nouvelle-Calédonie et de la Polynésie française qui disposent de compétences propres.

L’accession au statut de collectivités uniques de la Guyane et de la Martinique s’est inscrite dans le mouvement de la réforme de 2003 tendant vers plus d’autonomie, c’est-à-dire une plus grande marge de manœuvre laissée aux collectivités territoriales d’outre-mer. Cette évolution pose nécessairement la question des compétences qui doivent leur être reconnues : de deux choses l’une :

  • soit on s’en tient à l’état actuel des choses, à savoir compétences des régions et des départements et possibilités de dérogations législatives portant sur les compétences de l’État ;
  • soit on considère qu’il faut aller plus loin et comme l’ont démontré les exemples calédonien et polynésien, il semble que pour libérer leur potentiel, les collectivités uniques doivent pouvoir prendre part à certaines compétences de l’État.

Le procédé de répartition des compétences entre l’État et les collectivités est bien connu : il consiste à dresser des listes.

L’accord de Nouméa et la loi organique relative à la Nouvelle-Calédonie qui a suivi ont ainsi distingué entre :

1°) les compétences nouvelles conférées à la Nouvelle-Calédonie : le droit à l’emploi, le commerce extérieur, la navigation et les dessertes maritimes internationales l’exploration, l’exploitation, la gestion et la conservation des ressources naturelles, biologiques et non biologiques de la zone économique… ;

2°) les compétences partagées entre l’État et la Nouvelle-Calédonie : les relations internationales et régionales, l’entrée et le séjour des étrangers, la réglementation minière… ;

3°) les compétences régaliennes (justice, ordre public, défense, monnaie) qui ne pourront être transférées qu’à l’issue du référendum d’autodétermination.

Le statut d’autonomie de la Polynésie française, pour sa part, pose le principe que les autorités de la Polynésie française sont compétentes dans toutes les matières qui ne sont pas dévolues à l’État. La compétence de principe appartient ainsi à la Collectivité, laquelle dispose également de compétences particulières transférées par l’État : en matière de relations internationales et régionales, en matière d’emploi, de foncier…

Ce procédé de répartition des compétences entre l’État et les collectivités est classique et se retrouve, dans les États fédéraux et régionaux (Italie, Espagne) dans la Constitution elle-même. Pour les outre-mer français, une telle répartition pourrait, comme c’est le cas en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française, figurer dans les statuts des collectivités et être adaptée à chacune d’entre elles.

La Constitution comporte néanmoins d’ores et déjà des indications sur les compétences qui ne pourraient pas être transférées : ce sont celles mentionnées à l’article 73, alinéa 4, comme ne pouvant pas faire l’objet de dérogations législatives :

1°) la nationalité,

2°) les droits civiques,

3°) les garanties des libertés publiques,

4°) l’état et la capacité des personnes,

5°) l’organisation de la justice,

6°) le droit pénal,

7°) la procédure pénale,

8°) la politique étrangère,

9°) la défense,

10°) la sécurité et l’ordre publics,

11°) la monnaie, le crédit et les changes,

12°) le droit électoral

Cette liste laisse une marge de manœuvre non-négligeable et permet par exemple de prévoir des compétences dans les matières mentionnées à l’article 349 du TFUE relatif aux RUP, pour lesquelles des « mesures spécifiques » sont possibles au regard du droit européen :

– les politiques douanières et commerciales,

– la politique fiscale,

– les zones franches,

– les politiques dans les domaines de l’agriculture et de la pêche,

– les conditions d’approvisionnement en matières premières et en biens de consommation de première nécessité,

– les aides d’État,

– les conditions d’accès aux fonds structurels et aux programmes horizontaux de l’Union.

***

Je conclurai mon propos en insistant sur l’idée que l’enjeu de la réforme constitutionnelle annoncée me semble être, pour le droit des outre-mer, celui de la simplification : une simplification, à travers un article « outre-mer » unique qui, tout en rappelant les grands principes de l’organisation décentralisée de la République, permettrait à chacune des collectivités territoriales d’outre-mer d’adopter un statut sur mesure, listant les compétences qui lui sont reconnues ; un statut adapté aux besoins, aux aspirations et au projet de développement de chacune des collectivités territoriales d’outre-mer. On aurait ainsi un article « outre-mer » unique dans la Constitution, mais 11 statuts « outre-mer ».

Je vous remercie de votre attention.

Véronique BERTILE

Maître de conférences en droit public à l’Université de Bordeaux – CERCCLE

Ancienne Ambassadrice déléguée à la coopération régionale dans la zone Antilles-Guyane