Alors que les députés viennent d’adopter le projet de loi relatif à l’Egalité réelle Outre-mer, on peut légitimement s’interroger pour savoir si ce projet est une « fumisterie à caractère électoraliste » à quelques mois des élections comme le laisse entendre une partie de la droite ou une nouvelle étape historique après la départementalisation de 1946 comme l’annoncent le Gouvernement et sa majorité.
Pour répondre à cette question, il convient de rappeler le contexte ayant entouré la préparation de son texte et mieux cerner ainsi l’ambition à laquelle il est censé répondre.
Si c’est à une véritable révolution – l’égalité réelle en terme économique – qu’appelaient les initiateurs de la démarche et leur soutien, c’est paradoxalement l’égalité en termes de droits sociaux qui est en passe d’être parachevée par ce texte ainsi que le maintien du modèle et des outils classiques de développement économique outre-mer.
L’égalité réelle économique ne se décrète pas
Si la notion d’égalité réelle figure parmi tous les fondamentaux de la gauche depuis des dizaines d’années comme l’a rappelé malicieusement le Premier Ministre lors des Journées outre-mer développement en avril 2015, c’est incontestablement au CREFOM et à son Président Patric KARAM que revient le mérite d’avoir imposé cette thématique dans le débat public lors de son dîner annuel en 2014.
L’ambition affichée était ni plus ni moins d’imposer une obligation de résultat à l’Etat : assurer, sous peine de sanctions, que les Outre-mer disposeraient d’ici 20/25 ans du même PIB moyen par habitant que la moyenne du PIB national.
L’ambition était donc clairement d’obtenir une égalité « comptable » au plan économique comme si l’égalité pouvait se décréter et être imposée aux Outre-mer depuis Paris.
Le lobby patronal représenté par la FEDOM ne se trompait d’ailleurs pas sur l’ambition purement économique de l’initiative et affirmait aussitôt son plein soutien à cette ambition en profitant pour réclamer une 2ème LODEOM pour prendre le relais des outils mis en places en 2013, doléance immédiatement reprise à son compte par le CREFOM.
Soucieux du risque d’instrumentalisation politique de cette thématique et de sa possible reprise par la droite pendant la présidentielle, Victorin LUREL obtenait rapidement du Président de la République le 10 mai 2015 d’être chargé d’une mission pour élaborer un rapport préfigurant ce que pourrait être une loi sur l’égalité réelle Outre-mer. Il s’agissait en effet de ne pas laisser cette notion et ce vocable de gauche être repris par un candidat de droite aux élections présidentielles et donc de permettre à la majorité de reprendre l’initiative sur ce sujet.
Le « Big bang économique » n’aura pas lieu
Au terme d’un très long travail préparatoire et de très nombreuses consultations, ce rapport était remis en mars 2016 au Président de la République : de l’avis quasi unanime des observateurs, ce rapport fera date notamment quant au recensement exhaustif des inégalités existantes entre les Outre-mer et la métropole, tant au regard des différents indicateurs économiques, éducatifs et sociaux composant l’indice de développement humain (IDH) mais également en ce qu’il met en lumière un des principaux freins à l’activité économique outre-mer : les inégalités internes dans les Outre-mer, et notamment les inégalités de revenus et de patrimoine particulièrement préjudiciables à la croissance économique.
Comme Victorin LUREL l’indiquait lors de la remise de son rapport, c’est donc à un « véritable big bang outre-mer» qu’il fallait se livrer pour parvenir à l’égalité réelle.
Les pistes et recommandations livrées dans ce rapport – programmation d’investissements massifs, réforme foncière, davantage de liberté fiscale pour les collectivités, réduction progressive des sur rémunérations, modification constitutionnelle pour donner davantage de marge de manœuvre à la liberté d’adaptation, rapprochement des statuts de l’article 73 et 74 de la Constitution, etc – pouvaient-elles faire l’objet d’un débat serein à moins d’un an de l’échéance majeure qu’est l’élection présidentielle ?
Naturellement, non.
Il n’est d’ailleurs pas anodin que le rapporteur lui-même ait attendu la fin des échéances des élections régionales auxquelles il participait lui-même pour rendre publiques ses réflexions.
La marché vers l’égalité réelle est une méthode de travail
Dès lors, c’est la seule partie opérationnelle de ce rapport, à savoir la méthode, la démarche contractuelle pour réduire les inégalités entre les outre-mer et la métropole et parvenir ainsi à l’égalité réelle, partie quand à elle assez attendue et conforme au dispositif imaginé conjointement par Patrick KARAM et Victorin LUREL dès le début 2015, qui a été en grande partie reprise dans le projet de loi.
Ce projet préparé, en un temps record, par le Gouvernement, pour tenir les délais impératifs imposés par le caractère programmatique (consultation obligatoire du CESE notamment) de ce projet de loi proposait donc essentiellement une démarche pour planifier sur le long terme les actions de l’Etat, des collectivités et des acteurs socio-économiques du territoire autour de priorités définies en commun après un diagnostic partagé des forces, faiblesses et secteurs prioritaires de développement.
Il est à noter que c’est ce même type de démarche qui avait été mise en œuvre 2 ans auparavant pour bâtir le plan « Mayotte 2025 » ou plus récemment le « plan de développement pour la Guyane » ou encore celle actuellement engagée pour écrire les « Accords de Papeete ». Il s’agit ni plus ni moins pour l’Etat de parvenir à un accord avec les élus et les forces vives d’un territoire sur les priorités à long terme et les moyens respectifs que chacun s’engage à mener pour atteindre les objectifs fixés en commun.
Était-il besoin dès lors d’une loi pour généraliser cette démarche outre-mer ?
En qualifiant les dispositions de ce projet de loi sur les plans de convergence de « droit souple », « de documents d’orientation qui ne lient pas les parties signataires », le Conseil d’Etat dans son avis sur ce texte répond à la question.
Les acteurs de cette démarche seront-ils de bonne foi ?
Les débats, voire les oppositions, lors de l’examen à l’Assemblée nationale entre le rapporteur et une partie de la majorité contre le Gouvernement, pour rendre davantage prescriptifs les plans de convergence et imposer des contrats de convergence témoignent ainsi, au-delà des difficultés juridiques et pratiques à articuler les différents schémas territoriaux, de la plus ou moins bonne volonté de l’Etat, mais également des collectivités à rendre réellement opérationnelle cette marche vers l’égalité réelle.
S’il est ainsi évident qu’il reviendra au prochain Gouvernement issu des élections de 2017 d’initier concrètement la démarche enclenchée par cette loi dans les différentes collectivités, ce seront bien les exécutifs actuels élus en 2015, en tous cas dans les collectivités de l’article 73 de la Constitution, qui auront la lourde charge de se mettre autour de la table et d’initier, ou non, et avec plus ou bonne foi et esprit de responsabilité, cette marche vers l’égalité réelle.
C’est bien là que le bât blesse : le peu d’intérêt manifesté par la plupart des collectivités lors de l’élaboration du rapport puis du projet de loi ou encore lors du débat parlementaire, peut légitimement inquiéter quant au souhait de ces majorités locales de saisir ainsi la démarche contractuelle proposée. Le constat que les deux seuls députés qui sont également exécutifs d’une collectivité majeure – à savoir Alfred MARIE-JEANNE en Martinique et Ary CHALUS en Guadeloupe – ont brillé par leur absence durant tout le débat parlementaire et par leur non approbation du texte, augure mal de leur collaboration future pour s’entendre sur le long terme avec l’Etat et les autres acteurs du territoire sur les chantiers stratégiques à engager dans leur territoire.
De même, l’attitude des élus de droite qui pourraient demain constituer la majorité peut inquiéter quand au devenir de ce texte. Si le vote positif de l’UDI s’explique principalement par le caractère constructif de leurs députés du Pacifique, le vote négatif de la grande majorité du groupe Les Républicains laisse clairement entendre que la démarche proposée ne sera pas reprise par une éventuelle majorité de droite … sauf à croire que ce vote est pur dogmatisme et s’explique davantage par une volonté d’opposition systématique à un gouvernement de gauche qu’à un refus annoncé de s’engager dans cette démarche.
Si on ne peut répondre à cette question avant l’examen de ce texte par la majorité de droite au Sénat, il n’est pas inintéressant de souligner d’ores et déjà que ce vote à l’Assemblée peut apparaître comme un camouflet pour le porte parole outre-mer de la campagne de Nicolas SARKOZY, Patrick KARAM, qui se présente comme l’instigateur de la démarche (il est d’ailleurs nommément cité dans l’exposé des motifs du projet) alors que les deux seuls participants actifs de ce groupe lors du débat (Daniel GIBBES et Philippe GOSSELIN) se sont quant à eux abstenus tout comme 22 de leurs collègues qui sont tous soit des vrais connaisseurs des outre-mer (Hervé MARITON, Didier QUENTIN, Dominique BUSSEREAU) ou… des proches d’Alain JUPPE (Benoît APPARU, Frédéric LEFEBVRE, Edouard PHILIPPE, etc.).
L’ambition principale du projet de loi – impliquer l’ensemble des acteurs des territoires autour d’un diagnostic partagé et de chantiers prioritaires à engager – dépendra donc essentielle de la bonne foi, et de la volonté, ou non, des différents acteurs de se saisir intelligemment et en responsabilité de la démarche et des outils proposés.
Le volontarisme de la future majorité gouvernementale et des actuels exécutifs locaux sera donc le critère déterminant : on ne peut, à ce stade, qu’être dubitatif.
Cependant, de réelles avancées pour le quotidien des ultra-marins sont bel et bien contenues dans ce texte.
Un pas essentiel pour l’égalité sociale
Atterri sur le bureau de l’Assemblée nationale avec 15 articles, le projet de loi arrive sur celui du Sénat avec plus de 116 articles.
Le Gouvernement, soucieux de proposer quelques dispositions concrètes dans ce projet en plus de la démarche proposée sur le long terme, avait introduit dans celui-ci quelques articles portant diverses dispositions d’ordre social, essentiellement pour Mayotte.
Les députés, encore davantage soucieux à quelques mois des législatives de proposer des mesures concrètes pour les électeurs, se sont engouffrés dans cette brèche et ont profité de ce qui devrait être le dernier texte relatif aux outre-mer dans cette législature pour imposer, souvent avec la complicité du Gouvernement, un très grand nombre de dispositions diverses et variées relatives aussi bien à la lutte contre l’orpaillage clandestin en Guyane, aux procédures de défiscalisation, à la prévention de l’alcoolisme ou de l’obésité, aux prestations sociales, à l’éducation, à la continuité territoriale, la représentativité syndicale, les dates mémorielles, discrimination bancaire, etc.
Incontestablement, les progrès concrets en termes d’égalité qu’entraine ce texte réside dans ces très nombreuses dispositions introduites au cours de débat, et singulièrement celles en matière sociale.
Nombre de ces mesures introduites à l’Assemblée devront être confirmées au Sénat ou dans les budgets à venir, notamment pour toutes les mesures relatives à l’extension du dispositif de continuité territoriale qui ne pourront être effectives que par un abondement significatif du budget de LADOM.
Néanmoins, la plupart des inégalités encore existantes entre les Outre-mer en matière de prestation sociale et qui étaient listées dans le rapport LUREL sont bien prises en compte dans ce projet de loi qui, au final, instaurera de nouveaux progrès sociaux et impactera bel et bien la vie quotidienne des ultramarins.
Que ce soit l’alignement des montants du complément familial, l’amélioration de l’accès à l’assurance vieillesse pour les parents isolés (APVF), l’augmentation du seuil de recours sur succession au titre de l’allocation de solidarité aux personnes âgées, la suppression des conditions discriminantes d’accès aux droits à prestations sociales pour les travailleurs indépendants, l’extension de la prestation accueil et restauration scolaire (PARS) aux lycéens, etc, ce projet de loi restera comme le franchissement d’un pas essentiel pour l’égalité, mais l’égalité sociale, outre-mer.
L’amélioration des revenus des personnes les plus fragiles concernées par les dispositions de ce texte n’interviendra cependant pas avant les élections présidentielles et législatives de 2017, ce qui rend d’autant moins compréhensible les protestations de la droite contre le caractère électoraliste de ce texte et…. le fait que la gauche n’ait pas réussi à imposer ces mesures plus tôt dans le quinquennat !
Les outils classiques du développement économique outre-mer prolongés voire renforcés.
L’autre grand gagnant de cette inflation législative est incontestablement le milieu économique patronal, actif lobby depuis le début du processus pour imposer, sous prétexte d’une marche vers l’égalité réelle, une « LODEOM bis ».
Loin d’avoir renversé les paradigmes du développement économique des outre-mer, le projet de loi proroge ou étend les dispositifs classiques du développement économique outre-mer.
Prorogation du dispositif des zones franches, intégration du BTP parmi les secteurs prioritaires, l’extension de la suppression des agréments pour les opérations de défiscalisation, restauration de la défiscalisation pour la rénovation du parc privé vieux de plus de 20 ans, extension à toutes les entreprises du bénéfice du crédit d’impôt pour améliorer le financement des programmes d’investissement dans le logement intermédiaire, suppression de la condition d’agrément préalable obligatoire pour les programmes d’investissements en faveur de l’accession sociale à la propriété, extension du champ d’application géographique du crédit d’impôt en faveur de la rénovation du logement social outre-mer et augmentation de son montant, extension des droits de collecte du FIPDOM à l’ensemble des contribuables nationaux, simplification des procédures pour la défiscalisation sur le logement social dans les COM, etc. : au final, plus d’une vingtaine d’articles ont été introduits par les députés ou par le Gouvernement pour construire un volet économique qui ressemble à s’en méprendre à ce que pourrait être une LODEOM bis…
Si, là encore et surtout en ces matières fiscales, la prochaine discussion du projet de loi de finances sera l’occasion de vérifier si ces mesures seront, ou non, confirmées, on ne peut que constater que la démarche initiale en matière de développement économique qui se voulait novatrice aboutit au final à prolonger ou à recycler les outils classiques du développement économique outre-mer.
A quelques mois des échéances électorales, les milieux économiques ne peuvent qu‘être rassurés quant à la pérennisation pour quelques années encore des dispositifs d’intervention économique institués par les Lois Pons et Perben il y a plusieurs décennies.
Loin d’être une fumisterie, loin d’être une nouvelle étape historique, ce projet de loi apparaît bien davantage au final comme une nouvelle loi d’orientation pour les Outre-mer.
Elle apporte incontestablement de nouveaux progrès sociaux pour les plus démunis et peut apparaître comme une « loi d’égalité sociale réelle » en ce qu’elle parachève l’égalité sociale outre-mer. Paul VERGES lui-même le reconnaît paradoxalement dans sa critique du projet de loi en écrivant dans Témoignages que « ce qui aurait du être appliqué voilà 70 ans [avec la loi de départementalisation] sera appliqué » avec cette loi.
Mais la démarche ambitieuse et novatrice proposée dans le rapport Lurel – définir des doctrines de développement à vingt-cinq ans fondées sur une vision stratégique et mises en application par des plans de convergence propres à chaque territoire- semble d’ores et déjà compromise non pas par la lettre du projet de loi mais l’attitude des différents acteurs qui seront, demain, les responsables de cette démarche.
En refusant de la valider, les responsables actuels des collectivités locales outre-mer ainsi que la possible majorité de droite de demain laissent peu d’espoir quant à leur souhait d’utiliser intelligemment les outils mis en place.
En préférant maintenir ou prolonger d’ores et déjà les outils classiques de développement économiques sans faire les choix sectoriels stratégiques nécessaires à une vision de long terme, la majorité et le Gouvernement ont manifestement également fait preuve d’un conservatisme économique et d’un manque de courage politique, malheureusement parfaitement compréhensible en cette période pré-électorale.
Bernard Olivier, journaliste