Présidentielles en Haïti : Éric Sauray, politologue “Haïti reste une société en construction” EXCLU

Présidentielles en Haïti : Éric Sauray, politologue “Haïti reste une société en construction” EXCLU

Comprendre le contexte politique en Haïti n’est pas chose facile. A l’approche du deuxième tour des élections présidentielles qui se dérouleront fin 2015, l’expert Eric Sauray nous donne des pistes de compréhension en revenant sur les origines de cette situation compliquée.

Eric Sauray est avocat, politologue et enseignant à l’université Paris 13. En 2006, il écrit “Haïti, une démocratie en perdition”, un livre qui fait un constat de la situation politique dans laquelle se trouve la société haïtienne qui “est toujours d’actualité”. En août dernier, les élections législatives se sont déoulées dans la violence et dans la désorganisation la plus totale, mais qu’en est-il des élections présidentielles à venir ? Comment la société haïtienne s’est-elle enlisée dans cette instabilité politique ? Pour Outremers 360, Éric Sauray a accepté de donner son point du vue d’expert. Ainsi, il fait un bilan des élections passées et nous explique les origines d’un contexte politique compliqué.

Le 9 août dernier, les élections législatives ont eu lieu à Haïti. Qu’ont apporté ces élections sur le plan local ?

Pour les élections législatives qui concernent les députés, au niveau local, pour les habitants des communes concernées, cela n’a rien apporté puisque l’abstention est très élevée. Ce qui veut dire que les citoyens n’étaient pas assez sensibilisés aux enjeux de ces élections, ce qui veut dire qu’il y a une insatisfaction qui se manifeste par rapport aux piètres résultats de la législature précédente. C’est un mécontentement à l’égard des élus et du pouvoir. Comme dans tous les pays démocratiques, quand les citoyens sont mécontents, ils ne votent pas ou ils s’abstiennent. Le processus d’un point de vue institutionnel n’a pas été bien mené. On a un ensemble de raisons qui explique l’abstention très élevée, plus de 80%, c’est énorme. Et pourtant, il y a des enjeux. Au niveau national, il y a un mécontentement vis à vis de la classe politique en général. Les partis, les politiciens, le pouvoir ne sont pas crédibles pour l’opinion. Et de ce fait, ils n’arrivent pas à convaincre les gens de la nécessité d’organiser des élections et qu’elles sont des solutions en Haïti. Aujourd’hui, la population est convaincue que les élections sont un problème, ce qui est vrai. Les gens ont le sentiment que plus on organise des élections en Haïti et plus le pays est instable et moins la démocratie s’instaure. Il n’y avait peut être pas suffisamment de candidats emblématiques.

128 partis ont présenté des candidats aux élections législatives cette année. Comment expliquer un nombre aussi élevé de candidats ?

Pour le Sénat, ils étaient 126 candidats pour 20 postes. Pour la Chambre des députés, ils étaient 1621 candidats pour 119 postes. Il y a un trop plein de candidats. Mais cela ne veut pas dire que les élections sont crédibles et que les gens ont envie de participer. Le nombre montre que le processus n’est pas suffisamment sélectif. On n’arrive pas à comprendre pourquoi il y a autant de candidats. Mais tout simplement parce que nous sommes dans un pays en pleine transition depuis la chute de Duvalier en 1986. La politique est le moyen le plus rapide d’accéder à des ressources matérielles dont les citoyens de la classe moyenne ou de la classe populaire sont privés. Le pouvoir est une source d’enrichissement pour beaucoup d’entre eux. C’est le moyen pour les élus d’entretenir leur clientèle. Ce n’est pas vrai qu’en Haïti, ça l’est aussi en France. Quand vous restez 45 ans dans la vie politique, vous devenez riches. En Haïti, eux savent que c’est précaire. Il savent qu’ils perdront leur poste aux prochaines élections car ils ne sont plus dans la mouvance du pouvoir. Même si 30% des parlementaires retrouvent leur place. La politique attire car c’est un moyen d’accéder au symbole distinctif de la réussite d’où le trop plein de candidats et la création facile de partis qui de toute façon ne seront pas pérennes.
Le contexte politique a toujours été compliqué en Haïti, d’où cela vient-il ?

C’est le propre des sociétés en construction. Haïti reste une société en construction. Tous les fondamentaux posés lors de son indépendance pour établir un état de droit, un état fondé sur l’idée de liberté, de fraternité et d’égalité, tous ces débats restent ouverts. Les citoyens haïtiens n’ont pas trouvé les réponses aux questions qu’ils se sont posées quand ils ont fait leur indépendance. En gros, les élites n’ont pas trouvé le meilleur moyen de faire vivre ensemble les citoyens, de faire vivre ensemble les élites et le reste de la société. Nous sommes encore dans une société divisée, une société en construction qui se cherche. Après avoir expérimenté, tous les modes de gouvernement possibles, à savoir l’Empire, le monarchie, la République, le gouvernement se cherche encore. Nous sommes dans le tâtonnement, dans la recherche de la meilleure société. On pensait qu’après le séisme de 2010, les paradigmes allaient changé. La réflexion qui aurait dû être menée après le séisme n’a pas été menée jusqu’au bout. Haïti reste un pays à construire au niveau de la pensée ou au niveau pratique.

Quel bilan faîtes-vous de la politique de Martelly ?

C’est un bilan qui est entre le clair obscur, entre le blanc et le noir. C’est un bilan contrasté. Ce qui est positif dans la période de Michel Martelly, c’est qu’il y a une sorte d’apaisement comparativement à ce qui se passait dans la société en termes d’instabilité, de crimes, de kidnapping, des choses comme ça. Mais aussi en ce qui concerne le positionnement du chef de l’Etat qu’on aurait tendance à considérer comme étant laxiste à l’égard de ceux qui ne respectent pas les règles. Il y a en quelque sorte une “crédibilisation” du personnage à l’extérieur. Avant lui, les présidents voyageaient très peu, restaient attachés sur le territoire. Il a pas mal voyagé. On ne connaît pas vraiment les résultats mais c’est un président qui véhicule une certaine image. Puis, il a eu un Premier ministre Laurent Lamothe, qui avait une vision différente, peut être parce qu’il était avant chef d’entreprise. On a eu l’impression que le pouvoir redevenait respectable. Il a quelques ministres, notamment la ministre du tourisme, Stéphanie Villedrouin qui fait un travail en termes d’image pour Haïti qui est excellent.

Et le côté négatif ?

Ce qui est négatif, c’est qu’il avait annoncé un ensemble de réformes, il avait entre autres théorisé ce qu’on appelle les 5E (Emploi, Éducation, Environnement, Énergie et Etat de droit) et on n’a pas vu les résultats de manière concrète. A l’arrivée, il y a une vraie déception de la part de ceux qui croyaient que Michel Martelly pouvait changer la face de la politique en Haïti puisqu’il était nouveau dans le domaine mais il a été rattrapé par l’histoire d’Haïti, les reflexes politiques traditionnels comme le clientèlisme, la faiblesses des classes moyennes. et le retard pris dans l’organisation des élections. Ces éléments sont venus assombrir le tableau. Pn peut considérer que pour quelqu’un qui est un artiste, qui n’était pas impliqué dans la vie politique avant son accession à la magistrature suprême, il s’en sort correctement sous réserve des dérapages.

Les élections législatives ont été chaotiques et les Présidentielles auront lieu fin 2015. Qu’en est-il ?

Les élections présidentielles auront bien lieu fin 2015 comme prévu, mais les élections législatives ont pris du retard. Organiser des élections pour le pouvoir en place est un fardeau à porter, c’est une responsabilité qu’ils n’assument pas parce qu’ils veulent conserver le pouvoir. Les partis politiques ne jouent pas suffisamment leur rôle constitutionnel. On peut accuser le pouvoir mais il n’est pas en dehors de la société. Tous les dysfonctionnements pénalisent la vie politique mais aussi la vie sociale. Ce n’est pas uniquement parce que le pouvoir ne voulait pas les faire mais c’est aussi parce la société n’est jamais prête pour organiser les élections. Personne ne veut les perdre, tout le monde veut gagner et tout le monde conteste. Il y a une absence de confiance pour les acteurs impliqués dans la vie politique.

Voyez-vous une figure pensante qui pourrait faire la différence ?

Aujourd’hui, non. Il n’y a pas de figure pensante, on peut le regretter. 55 candidats ont été retenus à ce jour, ils étaient 70 au départ. Les conditions sont pourtant très lourdes : conditions de nationalité, de résidence, financières (il faut payer 500 000 gourdes, soit 10 500 dollars)C’est indécent car on sait que les partis n’ont pas de militants, on peut toujours s’interroger de la provenance de ces fonds. Cela facilite le clientèlisme, la corruption. Les partis dépendent du financement de l’Etat, c’est un cercle vicieux. Les candidats sont pour la plupart des notables sédentaires qui sont attachés à Haïti, on a des économistes, des avocats, d’anciens parlementaires. Néanmoins, leurs expériences politiques n’ont pas eu lieu à un niveau élevé. Aucune figure n’arrive à catalyser les électeurs. Michel Martelly était très populaire. Aujourd’hui, sur les 55 personnes sur la ligne de départ, on ne voit pas encore qui se détachera de ces élections. Les deux vrais candidats les plus crédibles, Jacky Lumarque et Laurent Lamothe, ont été mis à l’écart pour des raisons un peu obscures. Haïti risque de se retrouver avec quelqu’un de piètre envergure sans expérience politique, avec un réseau international faible, sans réseau intellectuel sérieux. Le premier tour en Haïti est toujours un défouloir. Peut être qu’un candidat tirera son épingle du jeu sans doute Jean-Henry Céant,ou Maryse Narcisse parce qu’elle se réclame de Jean-Bertrand Aristide qui reste très populaire. Ou encore, peut être le candidat du parti président Martelly qui aura tous les moyens du pouvoir pour faire campagne, même s’il est inconnu dans le pays. A ce stade, ce qui est frappant, aucun n’arrive à tenir un discours pour dire qu’il est candidat, ou à sensibiliser les citoyens à sa cause.

En 2006, vous avez écrit un livre “Haïti, une démocratie en perdition”, la qualifieriez-vous toujours ainsi aujourd’hui ?

C’est un livre qui est encore d’actualité. On est tombé encore plus bas dans la perdition. C’est à dire dans l’incapacité à trouver des issues, à stabiliser le pays, l’incapacité à réaliser le projet des Pères fondateurs, avoir un pays qui est dynamique, qui aurait dû être un phare en termes de liberté, égalité et fraternité car c’est un pays qui a apporté des éléments nouveaux dans la pensée politique, dans la construction d’une citoyenneté. C’était cela le rêve haïtien. Ce rêve là a été brisé très vite. Les éléments de base n’ont pas été clairement définis, ni clairement compris par les uns et par les autres. Haïti est dans la situation d’un pays qui se cherche. Comment faire revivre le rêve haïtien ? Comment réaliser l’idéal du bonheur ? En réalité, quand j’insiste sur le projet des Pères fondateurs, ce que l’on retrouve dans les premières constitutions, c’est l’idée qu’on créé la société pour être heureux. La période coloniale et esclavagiste a été très difficile, c’était en dessous de ce que devait être l’humanité. La société haïtienne a été construite contre cela. C’était vivre heureux, c’est à dire être libre, être considéré à égalité avec n’importe qui et surtout le message de la fraternité. C’était une vraie utopie, l’utopie du bonheur. On est déçu de voir que les Haïtiens ont oublié cet idéal, ou en tout cas ils n’arrivent pas à le réaliser mais on reste confiant en se disant qu’ils ont les bases.

Ainsi, comment redorer le blason d’Haïti ?

En retrouvant l’idéal. Ce n’est pas en étant figé dans le passé mais en sachant pourquoi on a créé la société haïtienne et se demander si on a respecté le projet. Arrêter d’accuser la communauté internationale, arrêter de dénoncer le colonialisme, l’impérialisme et surtout se prendre en main et se remettre en cause. Retourner aux Pères fondateurs par leurs pensées et se demander quelle était la finalité du projet. Il faut s’intéresser à la pensée de quelqu’un comme Anténor Firmin qui donne des pistes très intéressantes pour construire les sociétés et s’appuyer sur des chercheurs d’aujourd’hui qui ont de bonnes idées. C’est une société qui a besoin de ses élites intellectuelles et qui ne les utilisent pas. C’est une société qui a besoin de se mettre au travail.

Quel regard porte la diaspora haïtienne sur le contexte politique ?

La diaspora porte un regard mitigé, contrasté. Elle est exaspérée par la situation, elle aimerait faire des aller-retours plus souvent, parce qu’elle investit beaucoup en Haïti mais aussi parce qu’elle estime qu’elle n’a pas beaucoup de droits, notamment de droits politiques. Malgré tout, la diaspora garde l’espoir. Haïti est un pays où les gens sont résiliants, ils ne perdent jamais espoir même lorsque c’est très très dur. C’est excellent pour un peuple. Il manque quelqu’un qui est à même de leur redonner l’envie de travailler ensemble, de vivre ensemble, d’espérer ensemble. Il manque un Homme, un projet, une vision. C’est un manque de confiance et une perte de crédibilité des élites. Quand les uns et les autres se feront confiance, les Haïtiens pourront faire revivre leur projet de 1804.