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Maître de Conférences de Droit public, membre de l’Association des Juristes de Droit d’Outre-mer (AJDOM) et présidente du Réseau de recherches sur la Cohésion sociale (RCS), Florence Faberon a dirigé un ouvrage sur le thème « L’Union européenne et ses outre-mers. Quelle communauté de destin ? » (1), publié en 2018 aux Presses universitaires d’Aix-Marseille. A quelques mois des élections européennes, qui mobilisent peu l’électorat ultramarin, et alors que s’est tenu en Polynésie le 17ème Forum PTOM-UE, Florence Faberon présente son ouvrage qui retrace les liens entre « l’Europe, ce vieux monde de toutes les cultures et de toutes les aventures commerciales », et ses outre-mers, « ouvertures à tous les horizons et sa présence au-delà des mers ».
L’Europe d’outre-mer, ce sont trente-quatre collectivités outre-mer de l’Union européenne. Cette Europe est méconnue par plus d’un, qu’il s’agisse des différentes collectivités françaises d’outre-mer et plus encore des terres ultra-marines des autres États européens. L’ouvrage que nous présentons ici a donc estimé nécessaire de s’ouvrir par un premier rapport introductif établissant le paysage de cette Europe d’outre-mer(2). La carte est dressée de ces collectivités réparties sur toute la planète et liées à six États européens : Danemark, Espagne, France, Pays-Bas, Portugal, Royaume-Uni. Elles suivent deux régimes différents, selon qu’elles sont intégrés à leur État métropolitain (régions ultrapériphériques : RUP) ou qu’elles n’y sont qu’associées (pays et territoires d’outre-mer : PTOM). On évoque aussi une autre catégorie, les États indépendants d’outre-mer, en relation partenariale avec l’Union européenne, rangés sous le sigle ACP, pour Afrique-Caraïbes-Pacifique. Ce rapport précisément documenté explique ensuite la situation de ces collectivités plurielles au plan international (communication, tourisme, ressources naturelles…) et quant à l’affirmation de leur identité propre.
Après cette première contribution jouant le rôle de révélateur de la carte des outre-mers de l’Union européenne, un second rapport introductif se place sur le plan de l’esprit des relations entre l’Union européenne et ses outre-mers. Il explique de quoi sont tissées ces relations : d’une combinaison d’aspirations réciproques et fondamentalement de solidarité[3]. Nous devons comprendre que les régimes d’identité et ceux de spécificité ne doivent jamais être exclusifs les uns des autres. C’est la solidarité qui doit régner, ce thème traversant tout l’ouvrage, et celle-ci peut se traduire tant par des éléments reproduisant ce que le modèle peut pertinemment transposer que par d’autres qui expriment les identités propres. La solidarité s’exprime par l’indistinction et par la différenciation. Des racines se développent des liens arborescents et multiformes mais en profondeur ce que traduit cet ensemble, c’est l’idée générale de solidarité. L’Union européenne et ses outre-mers sont solidaires.
Ces deux contributions ayant enseigné l’ampleur du sujet, l’ouvrage ne prétend pas constituer le vaste traité qui le traiterait exhaustivement. Il est composé de deux parties dont l’ensemble doit nous interpeller et nous donner envie d’en savoir plus. La première partie nous donne quelques exemples clés de situations problématiques au sein du thème général de l’ouvrage. La seconde reproduit les analyses de personnalités de ces terrains, débattant des enjeux concrets auxquels ils sont confrontés.
I. Une diversité de collectivités pour une pluralité de liens
Le premier exemple de cette diversité évoque les « outre-mers extrêmes, outre-mers inattendus »[4]. Que l’Europe s’étende au-delà des mers, au-delà de l’Europe, n’est-ce pas inattendu ? Pluralisme certes, mais aussi éloignement et hétérogénéité, du Groenland à Wallis et Futuna en passant par Clipperton. Certaines de ces îles sont souvent inhabitées ou fort peu peuplées. Quelle curiosité que la cinquantaine d’habitants de Pitcairn descendants des révoltés du Bounty ! Quelle contestable singularité que l’existence de paradis fiscaux ! Mais aussi quels succès que ceux de la gestion des pêches. Quelles belles perspectives que celles d’une future exploitation durable des richesses minières sous-marines…
Inattendu aussi est le succès fulgurant de l’aventure spatiale européenne ancrée à Kourou en Guyane. Les outre-mers de l’Union européenne sont à la pointe de la recherche scientifique qui doit aujourd’hui s’activer dans la lutte contre le changement climatique et l’élévation du niveau des mers. Les outre-mers de l’Union européenne doivent être comme le souligne François Garde « les relais naturels de l’ambition d’un continent ».
Autre exemple, peu connu en France, que notre ouvrage a choisi d’approfondir, celui des outre-mers des Pays-Bas[5]. On oublie trop souvent que ce petit royaume, un des six États fondateurs de l’actuelle Union européenne a eu un passé colonial extrêmement fort doté d’un immense empire présent sur tous les continents. Comme la France, les Pays-Bas se sont séparés de leurs comptoirs comme de leurs importantes colonies (Indonésie, Nouvelle-Guinée occidentales, Suriname) mais ont conservé leurs îles antillaises. L’évolution de celles-ci est particulièrement intéressante à connaître sur le plan statutaire pour l’inspiration fédéraliste qui y a été mise en œuvre à plusieurs égards : tant entre îles que dans leurs liens avec le royaume européen, lui-même centralisé. Des référendums à choix multiples se sont succédés pour une diversité de solutions selon les îles, certaines devenant des États autonomes dans le Royaume (Curaçao et Sint Marteen rejoignant ainsi Aruba) tandis que Bonaire, Saint-Eustache et Saba sont intégrées à l’État des Pays-Bas comme communes à statut particulier… À l’égard de l’Europe, ces collectivités néerlandaises ultramarines sont des PTOM mais Bonaire, Saint-Eustache et Saba, communes des Pays-Bas, pourraient devenir des RUP. N’oublions pas d’évoquer le cas si particulier de l’île de Saint Martin dont une partie est française et RUP et l’autre (Sint Marteen) est néerlandaise et PTOM. La France a donc une frontière avec les Pays-Bas – comme par exemple avec le Brésil.
Bien évidemment, traiter de l’Union européenne et ses outre-mers exigeait de consacrer une contribution à l’épineuse question de la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, considérée sous l’angle de ses outre-mers[6]. Il est vrai que le référendum du 23 juin 2016 a été organisé dans un contexte tout à fait favorable au retrait et que la campagne a été caricaturale. Il est remarquable que la question de la situation des outre-mers y a été occultée (elle est notamment complètement absente du document d’information communiqué aux électeurs par le gouvernement). Et les électeurs des quatorze territoires britanniques d’outre-mer concernés, à l’exception de Gibraltar, ne pouvaient pas participer au vote (ni ceux des îles anglo-normandes ni ceux de l’île de Man). Ainsi la question des conséquences du retrait pour les outre-mers britanniques n’a jamais été évoquée dans la campagne référendaire, pas plus que ses conséquences pour les autres outre-mers européens.
Deux questions se posent de manière particulièrement délicate à l’égard des PTOM : celle du maintien des droits acquis des citoyens de l’Union européenne résidant au Royaume-Uni et vice-et-versa, et celle du solde des engagements financiers du Royaume-Uni (qui sont bien supérieurs à ses créances vis-à-vis de l’Union européenne). Le retrait aura des conséquences budgétaires d’autant plus importantes pour l’outre-mer que la contribution du Royaume-Uni dans les dépenses de l’Union européenne en faveur des RUP et des PTOM est plus importante que les dépenses de l’Union européenne pour les PTOM britanniques.
L’article 50 du TUE régit les modalités du retrait d’un État membre de l’Union. Lorsque le Premier ministre David Cameron a décidé d’organiser un référendum, ce fut pour des raisons de politique intérieure, en comptant sur la victoire annoncée du maintien, et sans que jamais les implications des outre-mers ne furent évoquées. Mais si la décision de sortie, aux conséquences si importantes, a été prise sans la moindre participation des outre-mers britanniques, le cadre juridique des négociations de retrait est contraignant et permet leur prise en compte.
Enfin cette première partie de notre ouvrage choisit de se référer au cas si particulier, qu’on oublie parfois, qui diffère des RUP et des PTOM, celui des États ACP[7]. Ces États d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique ne sont pas des collectivités ultramarines d’États d’Europe : ce sont des États indépendants. Leurs relations avec l’Union européenne relèvent du droit international. Les ACP sont dotés de la personnalité internationale et leurs relations avec l’Union européenne s’inscrivent dans des accords internationaux.
Mais la notion de solidarité, abordée dès le début de l’ouvrage pour définir évidemment les RUP ainsi que les PTOM, peut aussi être évoquée ici pour expliquer la persévérance des liens entre ces États et leur ancienne métropole et entre eux. À l’identique de toutes les collectivités ultramarines que nous considérons, les ACP se caractérisent par leur immense hétérogénéité tout en ayant bien des caractères communs. La formule des « communautés de destin », que notre ouvrage a retenu dans son intitulé général lui-même, au regard de l’Union européenne et ses outre-mers, est-elle encore pertinente à l’égard des ACP ? Il est vrai qu’une première approche peut mettre en doute les fondements mêmes de ces communautés de destins. Si ces États témoignent, au-delà des faits, de l’esprit d’une communauté de destin, en réalité ce sont les cloisonnements qui semblent bien plus évidents : entre des économies insuffisamment développées et tournées davantage chacune vers l’ancienne métropole coloniale.
Pourtant la communauté de destins des ACP de l’Union européenne est une idée dont l’avenir est riche. De telles perspectives existent et dépendent du consensus et de la solidarité dont ces pays seront capables. Un consensus existe incontestablement sur un objectif : celui de codéveloppement régional. RUP, PTOM et ACP ont évidemment intérêt à s’unir dans l’harmonie de leurs projets et de leurs moyens.
II. Témoignages politiques
La seconde partie de notre ouvrage est intitulée « Témoignages politiques ». Elle est inspirée par le fort souhait de donner l’image la plus concrète possible des implications de notre sujet. Y sont publiées des réflexions d’un député européen de la section Océanie[8], d’un député européen de la section Pacifique[9]ainsi que d’un sénateur de la Guyane[10]. Ils nous font part de leur vision de terrain des problématiques soulevées par notre immense thème.
Se trouvent soulignés par Younous Omarjee la grave crise que traverse l’Europe aujourd’hui : le « Brexit », la montée des nationalismes et de la xénophobie, les écarts de développement grandissants entre les métropoles et leurs périphéries, la question des fonds structurels, le « mythe du libre échange et d’un marché uniquemondial ». La solidarité est également au cœur de ces développements. Elle est au fondement même de l’Union européenne, à commencer par celle des États membres en Europe et à continuer par celle tissée avec des territoires répartis dans le monde entier : RUP, PTOM et aussi ACP. Et sont évoqués les immenses enjeux maritimes ainsi que les contradictions de la double appartenance européenne et ultramarine… Ces outre-mers apparaissent en tout cas comme des instruments de croissance et de puissance de l’Union européenne.
Maurice Ponga souligne plus particulièrement la distinction du régime des RUP et des PTOM et son évolution. Il examine le nécessaire renforcement des liens entre l’Union européenne et les PTOM et le souhait d’une plus grande perméabilité entre RUP et PTOM.
Quant à Antoine Karam, il exprime la très grande importance avérée de la Guyane, seul territoire (non insulaire et très étendu) de l’Union européenne en Amérique du Sud. Comment ne pas souligner le rôle national essentiel de la base spatiale de Kourou et le contraste des retards structurels de la Guyane en maints autres domaines ? La Guyane est la porte d’entrée de l’Union européenne vers le marché commun du Sud (MERCOSUR) et la Communauté européenne (CARICOM) et en même temps on doit faire face à une méconnaissance et un désintérêt des Guyanais pour l’Union européenne (rappelons le taux de participation de seulement 10 % aux élections européennes de 2014). La Guyane illustre ce rapport ambivalent qui existe entre l’Europe et ses outre-mers. L’article 349 TFUE et la politique de développement régional et de cohésion, l’omnipotence de la filière spatiale en Guyane ne doivent pas cacher les besoins, les retards patents des secteurs indispensables à développer (or, pétrole, biodiversité, pêche, bois, écotourisme) et les incohérences de certaines politiques européennes (banane, sucre).
Les conclusions de ces travaux[11] attestent la consistance, la valeur et la fécondité du droit d’outre-mer et notamment du droit européen d’outre-mer. Les outre-mers européens sont retracés dans leurs contrastes : entre diversité et unité, entre les solidarités confrontées aux extrémismes, aux dysfonctionnements et aux incompréhensions, entre les valeurs de l’Union (et d’abord la solidarité) et la communauté de destin entre l’Europe et ses outre-mers, souvent éprouvée par les méandres des évolutions économiques et sociales. La construction d’une communauté de destin est une recherche d’équilibre dans des contextes toujours précaires. La communauté européenne de destin est assurément une question de valeurs. N’oublions jamais l’article 2 TUE : « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit ainsi que de respect des droits de l’homme y compris les droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes ».
Terminons quant à nous cette présentation en affirmant que l’Europe, ce vieux monde de toutes les cultures et de toutes les aventures commerciales, ne serait pas elle-même sans ses ouvertures à tous les horizons et sa présence au-delà des mers. Les outre-mers de l’Union européenne ont leur propre identité et celle-ci est faite notamment de leurs racines européennes : ces racines infiniment variées qui sont plantées dans les terres et les âmes humaines(12). L’Union européenne et ses outre-mers : voilà qui se réfère aux données très anciennes et complexes de problèmes enchevêtrés. Leur avenir, sans découler de l’ambition intégrationniste des origines, sera guidé par leur nécessaire communauté de destins.
Florence Faberon, Maître de Conférences de Droit public, membre de l’Association des Juristes de Droit d’Outre-mer (AJDOM) et présidente du Réseau de recherches sur la Cohésion sociale (RCS).
Annotations:
[1]Cet article constitue une présentation de l’ouvrage collectif issu d’un séminaire, qui s’est tenu à la Maison des sciences de l’homme de l’Université Clermont Auvergne le 7 avril 2017, par sa directrice scientifique : L’Union européenne et ses outre-mers. Quelle communauté de destin ?,Aix-en-Provence, Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2018, 148 p.
[2]Voir Jean-Christophe Gay, « Un tour d’horizon des outre-mers de l’Union européenne », in Florence Faberon (dir.), L’Union européenne et ses outre-mers. Quelle communauté de destin ?, Ibid.,p. 17-27 ; voir aussi du même auteur, Les outre-mers européens, Paris, La documentation française, (Documentation photographique), mai-juin 2018, 64 p.
[3]Voir Didier Blanc, « L’Union européenne, un espace de solidarité pour ses outre-mers intégrés », in Florence Faberon (dir.), L’Union européenne et ses outre-mers. Quelle communauté de destin ?, op. cit.,p. 29-44.
[4]Voir François Garde, « Outre-mers extrêmes, outre-mers inattendus », in Florence Faberon (dir.), L’Union européenne et ses outre-mers. Quelle communauté de destin ?, Ibid.,p. 49-53.
[5]Voir Dominique Breillat, « Territoires extérieurs néerlandais et Union européenne », in Florence Faberon (dir.), L’Union européenne et ses outre-mers. Quelle communauté de destin ?, Ibid.,p. 57-68.
[6]Voir Jacques Ziller, « Les conséquences pour les outre-mers du retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne », in Florence Faberon (dir.), L’Union européenne et ses outre-mers. Quelle communauté de destin ?, Ibid.,
p. 72-81.[7]Voir Rajendranuth Loljeeh, « Quelles(s) communauté(s) de destin(s) entre outre-mers européens et États ACP voisins ? », in Florence Faberon (dir.), L’Union européenne et ses outre-mers. Quelle communauté de destin ?, Ibid., p. 83-95.
[8]Voir Younous Omarjee, in Florence Faberon (dir.), L’Union européenne et ses outre-mers. Quelle communauté de destin ?, Ibid.,p. 99-105.
[9]Voir Maurice Ponga, in Florence Faberon (dir.), L’Union européenne et ses outre-mers. Quelle communauté de destin ?, Ibid.,p. 105-106.
[10]Voir Antoine Karam, in Florence Faberon (dir.), L’Union européenne et ses outre-mers. Quelle communauté de destin ?, Ibid.,p. 107-111.
[11]Voir Laurent Sermet, « Conclusions », in Florence Faberon (dir.), L’Union européenne et ses outre-mers. Quelle communauté de destin ?, Ibid.,p. 115-122.
(12)Comme le disait Romain Gary dans Les racines du ciel (Paris, Gallimard, 1956)