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Après Irma et à la veille de la XXIIe Conférence des Présidents des Régions ultrapériphériques qui se tiendra à Cayenne les 26 et 27 octobre prochains en présence d’Emmanuel Macron et de Jean-Claude Juncker, la question mérite d’être reposée. Loïc Grard, Professeur de Droit public à l’Université de Bordeaux et Véronique BERTILE, Maître de Conférences en Droit public à l’Université de Bordeaux et Ancienne ambassadrice déléguée à la coopération régionale dans la zone Antilles-Guyane, apportent des éléments de réponse en soulignant le particularisme statutaire de cette île de l’Arc antillais, partagée entre deux puissances européennes : la France et les Pays-Bas.
Imaginez un territoire grand comme l’île de Ré, partagé entre deux États. Au nord, vous êtes en France et dans l’Union européenne ; au sud, aux Pays-Bas et hors Union européenne. Entre les deux, aucune frontière physique : les personnes et les marchandises circulent librement. Vous êtes à Saint-Martin. Côté français, Saint-Martin est une région ultrapériphérique (RUP) et relève de ce fait pleinement du droit de l’Union européenne ; côté néerlandais, Sint-Maarten est un pays et territoire d’outre-mer (PTOM) extérieur au droit de l’Union européenne : un micro-territoire, deux droits ! Quel est le bon choix ? L’Europe « in » or« out » ? Après le passage d’Irma, la question qui se pose depuis l’accession de Saint-Martin en 2007 au statut de Collectivité d’Outre-Mer au regard de la Constitution française prend une résonnance nouvelle.
Dans la situation actuelle d’urgence, la réponse est « in » ! Saint-Martin bénéficie de l’aide européenne sur deux terrains : un terrain bien connu, le Fonds de Solidarité de l’Union Européenne, qui a eu l’occasion de jouer, par exemple à l’égard des tremblements de terre de 2016 et 2017 en Italie ; un terrain moins connu, parce que très récemment identifié par l’Union européenne, celui du règlement du 4 juillet 2017, qui permet de mobiliser le Fonds Européen de Développement Régional (FEDER) pour financer à hauteur de 95% les dépenses liées à la reconstruction après des catastrophes naturelles. Ces soutiens de Bruxelles sont en revanche exclus pour Sint-Maarten qui, du fait de sa condition de PTOM, reste en dehors de cette solidarité européenne. Le paradoxe de la division du territoire entre « Europe » et « non-Europe » réapparaît une fois de plus.
Mais ce n’est pas une découverte. C’est ainsi que depuis dix ans, l’application des normes européennes au contexte local fait débat. Y a-t-il un sens à imposer côté français l’obligation de construire un hôtel aux standards européens avec des matériaux venus d’Europe, plus coûteux que des matériaux américains de qualité équivalente utilisés côté néerlandais ? Cette anecdote vient en écho d’un débat de fond : l’Europe est-elle plus coûteuse que la non-Europe ? Dans un environnement caribéen concurrentiel, faut-il rester européen ou non ? Saint-Martin doit-elle sortir de l’Union et opter pour une logique déréglementaire, alignée sur Sint Maarten ?
L’Europe à Saint-Martin est souvent vue comme contre-productive et remise en cause. Il faut qu’elle comprenne que son droit ne peut s’appliquer sans garde-fou. Il faut qu’elle sorte du prêt-à-porter juridique pour proposer du cousu-main. Et cela n’a rien de chimérique. Les juges de Luxembourg, avec la jurisprudence dite « Mayotte » du 15 décembre 2015, se sont prononcés en faveur d’une lecture dynamique du droit, pour admettre que la vulnérabilité outre-mer justifie l’aménagement des mesures « continentales ». Aujourd’hui plus qu’hier, la vulnérabilité de Saint-Martin ne fait pas de doute. Sa spécificité doit être prise en considération à Bruxelles. C’est urgent ! Et il n’y a plus d’excuse juridique ! La reconstruction doit se faire sur la base de règles adaptées au contexte local.
Le temps de la mobilisation est donc venu. Il existe en droit français une procédure qui permet aux autorités saint-martinoises de demander à l’État de prendre l’initiative de négociations avec l’Union européenne, en vue d’obtenir des mesures spécifiques utiles au développement de la Collectivité. Reste à convaincre la Commission européenne de donner corps aux promesses de son président exprimées publiquement en mars 2017 : développer une stratégie renouvelée pour les « outre-mer » européens qui prendra en compte les spécificités de chacune. Il n’y a donc pas d’excuse politique !
A Saint-Martin, la spécificité dépasse les seules questions liées à l’éloignement ou à l’insularité. Elle est aussi juridique, du fait de la cohabitation de deux souverainetés séparées non pas par une frontière physique, mais par une kyrielle de frontières réglementaires, facteurs de concurrence déloyale. Exemple : un hôtel côté français doit mettre une barrière autour de la piscine, pas côté néerlandais.
Le temps de l’harmonisation entre les deux parties de l’île n’est-il pas venu ? Pour cela, Saint-Martin, libérée des normes européennes par la jurisprudence « Mayotte », doit être mise en mesure de se mettre autour d’une table avec la partie néerlandaise pour imaginer une gouvernance commune de l’île sur la base du principe de subsidiarité avec pour objectifs : 1. à chaque fois, qu’une disparité de normes crée de la concurrence déloyale, le problème est négocié ; 2. à chaque fois qu’il apparaît qu’un projet sera mieux accompli ensemble qu’individuellement, on se met ensemble.
L’Union européenne peut ici aussi se révéler décisive. Rappelons que le FEDER, en tant qu’outil de coopération territoriale, autorise pour 2014/2020 une consommation commune de 10 millions d’euros, en faveur de projets transfrontaliers. Il préfigure ainsi le « travailler ensemble ». Mais on pourrait faire mieux ! Le droit européen permet aussi la création d’un Groupement Européen de Coopération Territoriale (GECT). Mais cela n’a pas été fait. C’est bien dommage, car cet instrument de coopération, envisageable entre une RUP et un PTOM, contribuerait à réduire les obstacles à une bonne entente saint-martinoise et à une cohésion économique et sociale commune. Il existe actuellement dans l’Union européenne 29 GECT ; aucun outre-mer. Saint-Martin serait, sous cet aspect aussi, une première.
Le GECT est un bel outil juridique, mais il faut aussi une volonté politique. S’il n’y en a pas de la part du gouvernement de Sint-Maarten, revenir à la « case Union européenne », une fois de plus est possible, à charge pour cette dernière de rappeler à Sint-Maarten les obligations qui sont les siennes en qualité de PTOM. S’asseoir sur les normes sociales et environnementales facteur de concurrence déloyale pour la partie française est contraire à la décision Association outre-mer n° 2013/755 ; tout comme le fait de persister à penser que les préférences douanières accordées par l’Union européenne permettent de faire entrer n’importe quelle marchandise non produite localement sur le territoire de l’Union sans contrôle douanier… Les moyens juridiques de pression existent.
Reconstruire Saint-Martin, c’est aussi saisir l’occasion de construire ce qui ne l’a pas été sur le plan juridique et mobiliser à cet effet l’ensemble des acteurs : Saint-Martin, Sint-Maarten, la France, les Pays-Bas et, bien sûr, l’Union européenne.
Loïc GRARD, Professeur de Droit public, Université de Bordeaux
Véronique BERTILE, Maître de Conférences en Droit public, Université de Bordeaux, Ancienne ambassadrice déléguée à la coopération régionale dans la zone Antilles-Guyane