Le Brexit dans les Caraïbes, une simple histoire de passeport

Le Brexit dans les Caraïbes, une simple histoire de passeport

Huit kilomètres de mer turquoise séparent l’île britannique d’Anguilla de sa voisine franco-néerlandaise Saint-Martin, avec laquelle elle partage une communauté de destin. Huit kilomètres, et bientôt une frontière née du Brexit imaginé à Londres, à onze heures de vol de ce petit paradis caribéen.

A l’arrivée du ferry où est installé ce qui reste du port et de la douane d’Anguilla, ravagée comme sa voisine par le cyclone Irma en 2017, les Saint-Martinois passent aujourd’hui la douane sans problème, laissant aux autres les habituels contrôles de sécurité.

« Les chiffres de 2017 ont disparu dans les vents d’Irma, mais en 2016, plus de 300.000 aller-retours entre les trois localités de Saint-Martin (France), Sint-Marteen (Pays-Bas) et Anguilla (Royaume-Uni) ont été comptabilisés », indique Tim Foy, le gouverneur d’Anguilla et représentant local de la couronne d’Angleterre.

Entre les trois localités aux mêmes plages de sable blanc, aux mêmes eaux turquoises poissonneuses, la libre circulation des biens et des personnes est une donnée historique, analyse Sherman Williams, le responsable des finances de l’Air and Sea Port Authority, l’organisme qui gère les trois ports maritimes et le petit aéroport d’Anguilla. Une situation traditionnelle, légalement renforcée par la construction européenne, avant d’être remise en question depuis le référendum qui a acté le Brexit en juin 2016.

Joanna, Dominicaine de 45 ans, est résidente d’Anguilla depuis 20 ans. Elle n’a pas de passeport et cela ne pose de problème à personne. « Ce sera moins facile pour moi, après tout ça », dit-elle, occupée à faire frire du poulet pour le repas de midi.

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© AFP/Cedrick Isham Calvados

Importations américaines

« Les Britanniques ont voté selon leurs propres préoccupations », regrette Victor Banks, ministre en chef d’Anguilla, qui raconte que les Anguillais « descendent en ville » lorsqu’ils traversent la poignée de milles nautiques qui séparent les deux îles. « Certains se déplacent pour aller dans les magasins, ou pour des services médicaux ».

Anguilla elle-même relève plus de la banlieue campagnarde que de la ville. Les maisons sont posées sans logique d’urbanisme et The Valley, la capitale, étale sur trois rues bâtiments administratifs, lolos (épiceries) créoles et quelques édifices modernes à peine occupés, parfois envahis par des petits troupeaux de chèvres.

Peu d’inquiétude, au demeurant, concernant l’activité économique de l’île, qui affichait en 2017 un PIB de 320 millions d’euros pour à peine plus de 15.000 habitants: tout ou presque est importé des Etats-Unis, proximité géographique oblige.

Et si l’Europe abonde des fonds d’aide au développement (1 à 2% du budget total d’Anguilla soit 6 à 7 millions de dollars, hors aide spéciale en cas de cataclysme), les autorités envisagent de négocier, post-Brexit, les sommes avec Londres.

Quant à l’économie de l’île, elle est tournée à près de 80% vers les services, tels que la finance offshore et le tourisme, qui se passent bien des frontières pour fonctionner.

Un accord local en discussion

« Notre tourisme est à plus de 80% américain », confie Shellya Rogers, manager des affaires corporate de l’office du tourisme anguillais, « alors nous craignons simplement que cela soit plus compliqué pour nos touristes européens en matière de bureaucratie ».

Dans les Caraïbes, d’autres îles sont concernées: Montserrat, les Caïmans, les Îles Vierges britanniques, etc. « Nous travaillons avec eux, mais aucun n’a autant de spécificités que nous », note Victor Banks.

Victor Banks, ministre en chef à Anguilla. © AFP/Cedrick Isham Calvados

Victor Banks, ministre en chef à Anguilla. © AFP/Cedrick Isham Calvados

Un point de vue partagé par Daniel Gibbs, le président de la collectivité de Saint-Martin (côté français), qui n’est autre que le cousin de M. Banks: il s’affirme bien décidé, comme ses homologues anguillais, à ne pas laisser le Brexit trop changer les choses: « Nous sommes déterminés à mettre en place un protocole d’accord pour faciliter les échanges qui nous ont toujours caractérisés ».

« Le Brexit peut être justifié en Europe. Toutefois dans les Caraïbes, cela revient presque à séparer les familles car la plupart ne conçoivent pas de différence entre la famille, les amis, la culture, l’ethnie, le patrimoine d’Anguilla, Saint-Martin ou Sint-Marteen; et même si nous trouverons de nouveaux partenaires commerciaux, il sera délicat de surmonter le problème culturel », déclare Sherman Williams.

Avec une question en fond de décor qui se discute dans les cafés, entre deux parties de dominos: peut-on continuer de vivre au rythme des décisions prises par des pays de tutelle quand on est caribéen?

Avec AFP