© Serge Boissard
Après l’euphorie de la victoire de 2015 qui a porté Alfred Marie-Jeanne à la tête de la collectivité territoriale de Martinique, première du nom, l’heure est désormais au bilan de mi-mandat pour la gouvernance. Aujourd’hui, la CTM traverse une période de turbulences et la défiance au sein et à l’extérieur de l’assemblée est telle que l’on se demande si la majorité actuelle va pouvoir tenir dans ces conditions jusqu’à la fin de la mandature. Comment en est- on arrivé là ? Récit .
Vaincre ou périr
La toute jeune histoire de la Collectivité territoriale de la Martinique se confond voire se conjugue avec celle plus ancienne et plus fournie de son président, Alfred Marie-Jeanne. Ce dernier, en dépit des limites sans cesse dénoncées de cette nouvelle entité – fusion des deux assemblées précédentes entre les Conseils régional et départemental – a tout fait pour en être le premier dirigeant. Le scrutin relatif à la gouvernance de la CTM a donc été synonyme pour lui de survie politique. Une nouvelle cure d’opposition aurait sonné le glas du reste de sa vie politique. Il fallait coûte que coûte gagner cette élection. Quitte à s’affranchir de certaines valeurs. Dès lors, compte tenu de ce mode d’élection qui accorde une prime structurelle aux alliances, faisant fi néanmoins de cet apophtegme qui soutient que « les alliances ne subsistent que dans la mesure où les intérêts qui les ont crées ne subsistent encore », AMJ n’hésita pas à élargir sa coalition jusqu’à une droite moribonde qui n’en demandait pas tant. Une stratégie gagnante puisque cet attelage quelque peu atypique fut porté au pouvoir, même si l’impréparation était manifeste avec les conséquences qui en découlent aujourd’hui. Mais l’essentiel était accompli. La conquête du pouvoir avait eu lieu. On verrait plus tard pour la pratique. AMJ avait atteint son graal. Il pouvait entrer dans l’histoire.
Luttes de pouvoir
Trois ans à peine se sont écoulés et nombre d’observateurs voire même d’acteurs s’accordent à penser que la Collectivité territoriale de Martinique (CTM) est aujourd’hui encalminée. Sa gouvernance se distingue moins par son travail que par l’accumulation de polémiques politiciennes. Une atmosphère délétère et de fin de règne s’y est installée. Le bateau n’avance plus. Les raisons en sont multiples. Certes, la nouvelle gouvernance a du essuyer les plâtres due à la mise en place de la nouvelle entité et au manque d’expérience des acteurs. Certes, elle n’a pas manqué d’invoquer « l’héritage » et les « cadeaux empoisonnés » laissés par les équipes précédentes de la région et du département. Mais, il n’en reste pas moins que le bateau s’est « enkayé » surtout à cause des conflits de personnes et des luttes intestines pour le pouvoir. Des tensions ressenties jusqu’au sein du propre parti du président – le Mouvement indépendantiste Martiniquais – où une partie de ses cadres est entrée en dissidence et conteste la toute-puissance de leur leader « maximo » accusé « d’autoritarisme » voire de « despotisme ». Désormais, la crise a atteint son paroxysme et le parti est au bord de l’implosion. Il faut dire que le MIM qui, historiquement se distinguait par sa radicalité, est un parti dont la sphère d’influence ne cesse de diminuer. Il est aujourd’hui incapable de se réformer car confronté à un dilemme : s’il se radicalise trop, il se marginalise et s’il se normalise, il se banalise.
Divorce à l’italienne
Prenant prétexte de ce nécessaire aggiornamento du MIM, Jean-Philippe Nilor. a tenté de s’affranchir et de s’émanciper de la tutelle encombrante de son mentor. Une démarche maladroite entreprise à son insu puisqu’il tirait plus ses références dans la mythologie grecque « où il faut tuer le père pour exister » plutôt que dans la religion chrétienne qui veut que « l’on doit honorer son père et attendre son adoubement pour prétendre lui succéder ». Pas étonnant donc qu’AMJ connu pour son tempérament bouillant et sanguin, ait pris la mouche et se soit senti agressé et trahi par l’actuel député du sud. Désormais, le désaccord entre les deux hommes est profond. D’autant qu’à ce conflit idéologique s’est ajoutée une inimitié croissante pour ne pas dire une détestation féroce. Ulcéré par cette rocambolesque affaire de G20 – du nom d’un groupe d’élus ayant vainement tenté de constituer une liste en vue du scrutin pour la gouvernance de la CTM – le poison de la méfiance s’est insinué chez l’ancien maire de Rivière-Pilote. Jean-Philippe Nilor est passé du statut de dauphin putatatif et de fils spirituel au stade de félon et de renégat. Pour AMJ, il est devenu l’ennemi juré et l’homme à abattre. Une histoire d’amour d’amour qui s’est achevée par un divorce à l’italienne avec pertes et fracas.
Fonction tribunicienne
Alors que d’aucuns se demandent s’il y a un capitaine aux commandes de ce bateau ivre, Alfred Marie-Jeanne a repris sa fonction tribunicienne. Un exercice dans lequel il excelle car lui permettant de se « victimiser » et de prendre directement à témoin le peuple martiniquais pour mettre en doute la loyauté de certains de ses soutiens et fustiger ses opposants coupables de s’élever contre sa dérive autoritaire et sa « paranoïa » de plus en plus en aigüe. Certain qu’il détient les clefs du pouvoir, sûr de sa force, « AMJ » voit, en effet, des « comploteurs » et des « traitres » partout. Un comportement qui agace même les plus stoïques de ses soutiens à commencer par Claude Lise. Le président de l’Assemblée territoriale qui, depuis deux ans tente vainement d’exister, s’accommodant bon gré, mal gré, de la conception dirigiste d’AMJ, n’en peut plus de cet incommodant partenaire.
L’âme et le créateur de cette majorité
Alors, de guerre lasse, il agite la menace ou le sceptre de la ligne rouge à ne pas franchir. Une manière de faire comprendre à demi-mots qu’il serait prêt à déposer avec ses amis une motion de défiance à l’encontre de l’omnipotent président de l’exécutif de la CTM pour le faire tomber. Même pas peur, s’amuse le patron de la CTM. Car pas sûr que le président du RDM (Rassemblement démocratique Martiniquais) ait les moyens de ses ambitions et de ses velléités. Au fond de lui, il sait que si AMJ est touché, il coulera avec lui. D’autant que « Chaben » n’est pas homme à pardonner à ceux qu’ils considèrent à tort ou à raison comme des traîtres. On est avec lui ou contre lui et malheur à ceux qui osent se dresser contre lui. Sa légitimité, croit-il, il la tient du peuple. Certains appellent cela du populisme. Mais lui n’en a cure. C’est sur son nom et son nom seul que se sont portés les suffrages des électeurs martiniquais. Les autres font de la figuration. Il a permis à certains d’exister. Il en a même façonné quelques uns, dont Jean-Philippe Nilor. Il en est intimement convaincu : il est l’âme et le créateur de cette majorité. Après lui, le déluge. Dès lors, prétendants et dauphins ont tous vocation à « s’échouer sur une plage ».
Maître du temps et des horloges
Maitre du temps et des horloges, AMJ est coutumier de coups d’éclats et de prises de risque jusqu’ici couronnés de succès. Pour montrer sa force et faire la nique à ses détracteurs, il est parfaitement capable de prendre tout le monde de court et provoquer de nouvelles élections sur l’air de « qui m’aime me suit » afin d’obtenir une nouvelle majorité plus conforme à ses idées. Un pari certes risqué, mais jouable d’autant que le contexte politique n’est pas si défavorable : ses oppositions et principalement EPMN (Ensemble pour une Martinique nouvelle) en quête elles aussi d’une nouvelle dynamique et de nouveaux acteurs pour l’incarner, ne sont pas tout à fait prêtes à livrer bataille. Et puis, l’homme aime se mettre en danger et jouer la politique du pire. Et après tout, il n’a plus grand chose à perdre. A son âge, on ne se refait pas. Politique fiction, conjectures, élucubrations ? Rien n’est moins sûr tant l’homme est parfois déroutant.
Nouveau souffle ?
Reste que la situation est si dégradée et le crédit politique tellement entamé que l’on se demande jusqu’où iront les protagonistes de cette tragi-comédie et surtout comment feront-ils pour tenir encore trois ans-2021- date du prochain scrutin pour renouveler cette assemblée. En tout cas, il apparaît cependant urgent de débloquer d’une manière ou d’une autre la situation et de retrouver un nouveau souffle, pour éviter que « tout vient du pays, quand rien ne sort du pouvoir ». Auquel cas, plus dure pourrait être la chute.
Eric Boulard, journaliste