La crise des gilets jaunes à La Réunion a paralysé l’île pendant plus de deux semaines ©AFP (archives)
Il y a un an, jour pour jour, le « Jaune – couleur gilets » vient se mélanger au « Bleu – couleur outre-mer » … pour révéler l’intensité des « Nuances de Vert », souligner les différences « et en même temps » les similitudes des paysages ultramarins.
L’histoire peut retenir que les réunionnais investissent les ronds-points dès le 17 novembre 2018 et sont les premiers français à protester contre l’augmentation de la taxe sur les carburants. En Guadeloupe, en Guyane et en Martinique, les mobilisations de gilets jaunes sont faibles. Les mahorais donnent même le sentiment d’éviter soigneusement le mouvement qui devient national.
Comment comprendre les nuances exprimées dans ces Départements Régions d’Outre-mer (DROM) ? Comment expliquer qu’une forme de révolte qui touche les catégories populaires, les petites professions indépendantes, les retraités, qui mobilise fortement les femmes confrontées à la vie chère (très souvent au sein de cellules monoparentales) ne se transforme pas en mouvement révolutionnaire, sur des territoires où de nombreuses caractéristiques socio-économiques font en permanence craindre l’embrasement ?
Réunion, le conseil consultatif citoyen ?
Si le Collectif 974 dénonce initialement « la hausse des prix sur les carburants, le matraquage fiscal, la vie chère et les monopoles », les revendications dépassent rapidement la question du pouvoir d’achat et la critique des institutions locales. Dans une analyse du 29 août 2013, le Centre d’observation de la société (fondé par le Compas) explique déjà que « La Réunion est le département le plus inégalitaire de France ».
Dès lors, la ministre des Outre-mer ne se trompe pas en reconnaissant, dans les revendications de novembre 2018, l’expression d’une volonté de renversement de décennies de fortes inégalités sociales. Elle réaffirme des mesures nationales (suppression de la taxe d’habitation, revalorisation de la prime d’activité et du minimum vieillesse, etc.), présente des mesures locales (ouverture de centres sociaux, gel pour trois ans de la taxe spéciale sur les carburants). Parmi les mesures locales, retenons la création du Conseil consultatif citoyen (CCC) décidée le 19 décembre par l’assemblée régionale.
Et si une telle instance de représentation de la société civile, concertée par le Conseil Régional en toute transparence sur des sujets d’intérêt général, permettait de réconcilier la société civile et les élus en charge de la prise de décision politique? Et si cette nuance était susceptible de s’appliquer à d’autres territoires ?
Guadeloupe, un souvenir amer ?
Les gilets jaunes guadeloupéens font différemment et lancent une pétition le 4 décembre. Ils prétendent interpeller le Président de la République sur « l’augmentation du coût de la vie » et sur les « problématiques propres ». La mobilisation est faible. L’archipel se souvient que le mouvement des gilets jaunes n’est pas le premier grand mouvement social français du XXIe siècle initialement fondé sur la question conflictuelle du pouvoir d’achat. Fin 2008, c’est le préambule d’une histoire inédite, par son ampleur et par sa durée, qui s’écrit en Guadeloupe. Rapidement, tous les secteurs d’activités (privés et publics) sont à l’arrêt et le mouvement, porté à son paroxysme, rassemble plusieurs dizaines de milliers de manifestants.
Le protocole de sortie de crise signé promet des mesures contre la vie chère notamment grâce à une revalorisation immédiate des bas salaires. Dans une interview accordée au Huffington post en 2017, le leader du mouvement déclare : « Les textes adoptés pour lutter soi-disant contre la vie chère ont justement fait la part belle aux multinationales et aux importateurs distributeurs, pas aux Guadeloupéens ».
Et si, en 2009, l’engagement dans l’action collective avait été vécu comme « contre-productif », donnant l’impression que toute action, de quelque envergure qu’elle puisse être, ne saurait donner une portée suffisante aux revendications ultramarines ? Et si cette nuance était susceptible de s’appliquer à d’autres territoires ?
Martinique, l’appel à l’insurrection ?
Le 4 décembre, quelques gilets jaunes se réunissent à Fort-de-France autour d’une forme de cahier de doléances, dont le préambule appelle à l’insurrection citoyenne : « Depuis des décennies, les politiques et gouvernements successifs ont mis toute la population à genoux. Nous privant toujours plus de services publics, nous privant toujours plus des fruits de notre travail et de nos sacrifices. Aujourd’hui, souverain, le peuple français et ici les Martiniquais, ont décidé de se réveiller et de réclamer cette société plus juste que tous nous ont promis et que tous nous ont volé ! ».
L’expression martiniquaise pourrait ressembler à l’expression nationale à deux nuances près, elles sont de taille. Le référendum d’initiative collective est totalement absent de la panoplie des revendications locales et l’accent est systématiquement porté sur la mise en œuvre d’une souveraineté « locale » pour régler les problèmes territoriaux. Exigences de salaires dignes, de justice sociale, défiance des représentants politiques … tout cela ramené à la Martinique, avec la volonté de passer sous silence le lien avec l’Hexagone, de privilégier la vitalité d’une souveraineté revisitée.
Et si cette révolte citoyenne nationale révélait que l’existence d’une certaine culture insurrectionnelle ne devait pas être liée à un degré d’assimilation au territoire national mais à l’évolution d’une forme nouvelle de conscience politique intrinsèque ? Et si cette nuance était susceptible de s’appliquer à d’autres territoires ?
Guyane, un retard à l’allumage ?
Les manifestations de 2017, initiées par le collectif des 500 frères et par d’autres organisations, ont laissé place à une forte attente et au sentiment d’une urgence non encore satisfaite. Toutes les forces se sont agrégées sous la bannière du « Collectif pour que la Guyane décolle ». Dès lors, la perturbation des flux à Saint-Laurent le 17 novembre, associée au mouvement des gilets jaunes, ne peut pas être le point de départ d’une mobilisation régulière. Les tentatives d’occupation de ronds-points échouent car la situation du territoire le plus insécuritaire de France est largement exposée et les nombreux constats sur les retards de développement sont unanimes, partagés de tous.
L’accord de Guyane prévoit de renforcer la présence des forces de l’ordre sur le territoire et propose un plan d’accompagnement dans les domaines de l’éducation, de la santé, de l’énergie, du foncier. Il est prétentieux de prétendre pouvoir présenter les bénéfices de l’ambitieux plan et l’absence de changement visible au bénéfice des citoyens entretien une impression, reprise par l’ancien leader du collectif des 500 frères. « Beaucoup de guyanais ont l’impression de ne pas être considérés comme les citoyens de l’Hexagone ».
Et si la population hésitait entre confiance dans la capacité de l’Etat à traiter les problèmes et désespérance ? Et s’il y avait un réel paradoxe nourrit par la demande d’un plus fort interventionnisme de l’État et par la demande d’une plus grande autonomie ? Et si cette nuance était susceptible de s’appliquer à d’autres territoires ?
Mayotte, le désir de France ?
Le mouvement social engagé au début de l’année 2018, ne laisse aucune place au mouvement des gilets jaunes qui apparaît en fin d’année. Il prend la forme d’opérations île morte, se traduit par des barrages qui paralysent la plus grande île de Mayotte. Les préoccupations sont peu ou prou les mêmes qu’en Guyane, avec une intensité renforcée. Les indicateurs de retards de développement sont alarmants, et la question de la pression migratoire comorienne donne un relief tout particulier au contexte.
Le plus récent des départements français, est celui où les principaux indicateurs de développement économique et humain sont les plus bas, et de loin, derrière la Guyane : le PIB par habitant s’élève à 9 220 € à Mayotte, contre 15 813 € en Guyane, et 31 630 € dans l’Hexagone. L’IDH est à 0,740 à Mayotte, contre 0,750 en Guyane et 0,901 dans l’Hexagone. Hormis les retards de développement, c’est la dénonciation des situations sécuritaires et migratoires qui est le plus petit dénominateur commun des revendications citoyennes.
A Mayotte, aucun slogan indépendantiste ne rythme les manifestations, incessantes depuis 2011. Les propos tenus sont volontairement assimilationnistes. Et si la population demandait à la France de cesser de percevoir Mayotte comme un territoire ultrapériphérique ? Et si cette nuance était susceptible de s’appliquer à d’autres territoires ?
Jaune, Bleu … 5 nuances de Vert ?
En Guadeloupe, Guyane, Martinique, Mayotte, à La Réunion, « les lois et les règlements sont applicables de plein droit » mais des adaptations sont possibles en raison des « caractéristiques et contraintes particulières de ces territoires » (article 73 de la Constitution).
Le vert, né du mélange du jaune et du bleu est indispensable pour peindre un paysage mais insuffisant pour le restituer pleinement car la couleur ne suffit pas. Il faut compter sur une alchimie qui engage les subtilités graphiques et la nature du support. Le mouvement des gilets jaunes révèle qu’il faut une alchimie puissante entre le pouvoir public central et les DROM pour dénouer les faisceaux de déterminismes, à l’intersection desquels se situent ces territoires. La paralysie des activités est-elle désormais considérée comme un sacrifice inutile ? démesuré pour les économies locales ? Politiquement stérile ?
La résonance de ce mouvement dans les DROM pourrait laisser penser que le sujet n’est pas tant celui des velléités indépendantistes (qui s’exacerbent conjoncturellement) que celui des désamours, de l’accumulation des malaises, de la souffrance sourde (qui prend une forme structurelle).
Même très réussi graphiquement, un paysage peut être sans intérêt si la rencontre entre la couleur utilisée, le matériel choisi et le geste de l’artiste ne traduit pas « l’obsession de la Vie ». D’une certaine façon, l’absence d’élément déclencheur des mobilisations « gilets jaunes » dans la plupart des DROM, doit interpeller sur une souffrance qui a peut-être largement dépassé les contours habituels.
Et si le citoyen réunionnais, guadeloupéen, martiniquais, guyanais, mahorais, exprimait plusieurs nuances … d’un mal unique ressenti dans son for intérieur ?
Joël Destom.