INTERVIEW POLITIQUE. Daniel Gibbs, président de la Collectivité territoriale de Saint-Martin : « La frontière entre les deux parties de l’île reste symbolique depuis 372 ans »

INTERVIEW POLITIQUE. Daniel Gibbs, président de la Collectivité territoriale de Saint-Martin : « La frontière entre les deux parties de l’île reste symbolique depuis 372 ans »

Pour cette nouvelle interview politique, Outremers360 s’est entretenu avec le président de la Collectivité territoriale de Saint-Martin, Daniel Gibbs. Il évoque avec nous la situation épidémique et sanitaire de l’île, le plan de relance du gouvernement et les aides économiques mises en place par la Collectivité ou encore, l’état d’avancée de la reconstruction de l’île après le passage destructeur d’Irma en 2017. En fil rouge de cet entretien : le nécessaire renforcement de la coopération avec Sint Maarten, la moitié hollandaise de Saint-Martin. 

Outremers360 : Comment se déroule la gestion de la crise du covid-19 à Saint-Martin ? Quels sont les liens entre la Collectivité et l’État ?

Daniel Gibbs : La Santé reste une compétence de l’Etat à Saint-Martin. De ce fait, l’Agence Régionale de Santé (ARS) de Guadeloupe et les services de la Préfecture de Saint-Martin sont les référents en la matière. La Collectivité participe aux échanges chaque fois que l’opportunité lui est donnée. Ce fut notamment le cas au regard de la coopération avec le gouvernement de Sint Maarten pour la lutte contre ce virus. Nous avons interagi auprès de l’Etat et de nos homologues de Sint Maarten pour qu’un protocole conjoint soit élaboré. Un parallélisme des formes est en effet nécessaire pour une gestion optimisée de la crise sanitaire.  Il semble que les autorités sanitaires l’ont enfin compris.

A-t-on observé, comme en Guadeloupe, en Martinique, à La Réunion et en Polynésie, une recrudescence du nombre de cas avec la reprise des vols commerciaux à la mi-juillet ? 

Effectivement, nous avons eu une recrudescence des cas fin juillet, ce qui a abouti à un contrôle des frontières entre Saint-Martin et Sint Maarten instauré par l’Etat du 1er août au 16 septembre. A l’arrêt de ces restrictions à la mi-septembre après une mobilisation générale, les cas et les hospitalisations se sont heureusement stabilisés sur les deux parties de l’île. Les contrôles des ressortissants étrangers à l’aéroport Princess Juliana sont stricts : par conséquent les cas positifs en provenance des Etats-Unis restent anecdotiques. Pour l’heure la situation sanitaire est maîtrisée à Saint-Martin et durant la semaine du 21 au 27 septembre, le taux d’incidence a diminué de près de 30% par rapport à la semaine précédente et se situe désormais en-deçà de la moyenne nationale.

Quelles sont les mesures sanitaires spécifiques à Saint-Martin ? 

A l’heure actuelle, nos bars et restaurants sont ouverts et la circulation entre les deux parties de l’île également. Nous appliquons les mesures barrières dans tous les commerces et l’espace public comme partout ailleurs en France. Les entreprises sont très disciplinées et respectent scrupuleusement ces prescriptions sanitaires. Le port du masque est obligatoire dans les lieux publics fermés sachant qu’un arrêté préfectoral le rend également obligatoire dans les rues fréquentées.

La Guadeloupe voisine a été placée en alerte maximale : qu’est-ce que cela implique pour Saint-Martin ? 

Des restrictions ont été, à nouveau, instaurées par l’Etat au sein des Antilles Françaises, entre la Guadeloupe, la Martinique et Saint-Martin, notamment une limitation du flux de voyageurs (aérien et maritime) depuis une dizaine de jours ainsi qu’une autorisation de voyager entre nos îles, fondée uniquement pour « motifs impérieux » depuis le 1er octobre dernier. Ces mesures sont censées s’appliquer « jusqu’à nouvel ordre », mais nous espérons vivement que ces nouvelles restrictions, qui affectent les liens familiaux entre nos territoires, seront très provisoires, et le conseil territorial a émis, le 24 Septembre dernier, un vœu en ce sens. A noter que ces restrictions ne s’appliquent ni aux passagers en transit de/vers Paris, ni aux liaisons avec Saint-Barthélemy.

On sait que le tourisme, comme dans la plupart des Outre-mer, est un levier important de l’économie locale. Avez-vous, à un moment, hésité entre la reprise du tourisme et la protection sanitaire ? 

Nous avons été prudents au début de la pandémie en privilégiant l’aspect sanitaire, car nous voulions nous assurer de la sécurité de nos concitoyens et des moyens de prise en charge sanitaire disponibles sur notre territoire. Depuis le mois de juin, nous prônons une reprise progressive de l’activité touristique, c’est vital pour Saint-Martin. Nous avons beaucoup échangé avec nos partenaires socio-professionnels (fédérations, restaurateurs et hôteliers) pour préparer cette reprise.

Nous avons également misé sur la coopération avec nos homologues de Sint Maarten pour préparer ensemble la relance touristique de notre destination. Contrairement à la Guadeloupe et la Martinique par exemple, notre économie est essentiellement basée sur le tourisme. Saint-Martin n’a pas eu le choix, la pérennité de nos entreprises était en jeu. Je citerai juste un chiffre : fin Juin, 35 % des salariés saint-martinois mis au chômage partiel relevaient du secteur de l’hôtellerie-restauration, contre 16 % en Guadeloupe.

Nous avons donc lancé une campagne de promotion financée par l’Office de tourisme et la Collectivité, baptisée « Saint-Martin Staycation », en juillet et août, pour inciter les Saint-Martinois à profiter des vacances « au pays » et accueillir les touristes des îles voisines. En parallèle, nous travaillons avec nos partenaires de Sint Maarten à la préparation de la prochaine saison touristique qui débute en décembre 2020. La rigueur sanitaire reste au cœur de nos préoccupations mais nous mettons tout en œuvre localement pour que l’activité touristique reprenne.

Au sujet du plan de relance, êtes-vous satisfait des annonces du gouvernement ? 

Un gouvernement quel qu’il soit peut toujours mieux faire. Au regard de cette crise sans précédent, je mesure que l’ampleur de sa tâche est immense. La crise économique et sociale est telle dans nos territoires qu’il y aura sans conteste des conséquences dramatiques sur le court-moyen terme. Nous saurons a postériori, une fois les statistiques publiées s’il y en a, si le plan déployé par le gouvernement a été suffisant pour la pérennité des entreprises et surtout le maintien de l’emploi et de la cohésion sociale.

Au regard des difficultés rencontrées par les entreprises en outre-mer où le tourisme reste un secteur clé de l’activité économique, le net ralentissement des flux touristiques ces 6 derniers mois ne peut que nous inquiéter. Les mesures compensatoires doivent donc être à la hauteur du préjudice. Les outre-mer rencontrent actuellement des difficultés opérationnelles dans l’application de certaines mesures nationales d’accompagnement, ce qui n’arrange rien.

Daniel Gibbs, président de la Collectivité territoriale de Saint-Martin depuis 2017 ©DR

Daniel Gibbs, président de la Collectivité territoriale de Saint-Martin depuis 2017 ©DR

Concrètement, nous avons subi, sans doute plus que d’autres territoires, des entraves bureaucratiques s’agissant de l’attribution effective des crédits du Fonds de solidarité. Parallèlement, les banques demeurent encore trop frileuses, s’agissant de l’octroi des prêts garantis par l’Etat. En revanche, nous avons très logiquement bénéficié des mesures d’activité partielle et des mesures sociales : la solidarité nationale a ici joué à plein, et on ne peut que s’en féliciter.

Quels seraient les domaines et sujets du plan de relance détaillé par Sébastien Lecornu qui intéresseraient Saint-Martin ? 

Tout d’abord, je souhaiterais rappeler un point majeur. Même si nous disposons de l’autonomie fiscale, nous relevons du droit commun en matière sociale et en ce qui concerne les aides économiques aux entreprises. Nous avons donc vocation à bénéficier, naturellement, de la solidarité de la Nation, à l’instar des départements et régions d’outre-mer. Nous sommes également pleinement légitimes pour bénéficier, et c’est aussi important, de la solidarité de l’Union européenne, en notre qualité de Région Ultra-Périphérique (RUP).

S’agissant concrètement des dispositions du plan de relance relevant du ministère des Outre-mer, j’ai lu que, dans le cadre du projet de loi de finances pour 2021, l’État investira 50 M. € dans la rénovation des réseaux d’eau et d’assainissement, 50 M. € pour la mise aux normes antisismiques des bâtiments publics « aux Antilles », et 50 M. € pour le développement des infrastructures routières.

Saint-Martin, qui souffre de nombreux retards structurels d’équipement et demeure, on l’oublie souvent, le 3èmeterritoire le plus pauvre de France en termes de PIB/habitant, a vocation à bénéficier pleinement de cet effort national et de ces crédits. En espérant que ces derniers seront « de l’argent frais », et pas de simples redéploiements budgétaires à partir des contrats de convergence. Je serai vigilant sur ce point, de même que nos deux parlementaires.

Naturellement, votre Collectivité a mis en place des mesures économiques et sociales pour accompagner le tissu économique local, quelles sont-elles ? Sont-elles encore d’actualité ? 

La Collectivité a ouvert, dès le mois d’avril dernier, un fonds exceptionnel de 5M€ pour soutenir, sur son budget, le tissu économique local : c’est un montant significatif à notre niveau (à l’échelle nationale cela représenterait une impulsion positive d’une vingtaine de milliards d’euros). Cette aide financière s’effectue sous la forme de prêts à taux zéro octroyés par Initiative St Martin Active ou l’ADIE. Elle s’adresse à toutes les entreprises en difficulté, quelle que soit leur taille.

Parallèlement, la réforme fiscale de la Collectivité est prête depuis mai 2019 : la décision financière et logistique appartient désormais au Ministère de l’économie et des finances pour garantir son application, notamment en termes d’outils informatiques. Cette réforme vient simplifier le code des impôts et soutenir l’attractivité du territoire, elle est donc primordiale pour Saint-Martin car partie intégrante de notre programme de développement économique.

Notre capacité à promouvoir l’investissement public sur notre territoire sera également déterminante sachant que le Plan Pluriannuel d’Investissements de la Collectivité (PPI), prévoit 230 M€ de projets pour les trois prochaines années, avec un effort particulier sur l’aménagement, l’embellissement et l’équipement du territoire.

Pour y parvenir, nous poursuivons, sous l’impulsion de notre Directrice générale des services, nos efforts de réorganisation et d’externalisation de la commande publique afin d’accélérer la concrétisation de nos projets pour le territoire. Nous commençons à obtenir des résultats, notamment en termes de travaux routiers.

Dernièrement, vous avez participé à plusieurs rencontres et réunions avec la préfète et la Première ministre de Sint-Maarten, Silveria Jacob, afin de mettre en place un protocole sanitaire commun entre les parties française et hollandaise de l’île. Est-ce qu’au final cela ne tombe pas sous le sens d’avoir un plan d’attaque commun ? Pourquoi avoir attendu aussi longtemps alors que cette coopération était déjà rendue évidente après le passage d’Irma en 2017 ?

Ce n’est pas faute d’avoir alerté l’Etat, dès le mois d’avril, sur la nécessité d’agir de concert avec Sint Maarten à travers des protocoles sanitaires conjoints, en particulier la création d’un centre de dépistage commun. Il faut avoir intégré l’historique et le fonctionnement de Saint-Martin, pour comprendre que chez nous, la frontière entre les deux parties de l’île reste symbolique depuis 372 ans. Matérialiser des frontières et multiplier les contrôles n’a fait que cristalliser les tensions et l’incompréhension des Saint-martinois. Il n’y a donc qu’un seul moyen d’agir efficacement dans ce contexte binational unique au monde, dans le domaine de la santé comme dans d’autres domaines d’ailleurs : la coopération.

La dernière réunion de coopération Préfecture/ARS/COM/Sint Maarten, qui s’est tenue en préfecture le 23 septembre dernier, marque un premier pas encourageant. La directrice de l’ARS, madame Denux, s’est effectivement engagée à revenir vers Sint Maarten d’ici la mi-octobre avec une proposition concrète de protocole sanitaire conjoint. Nous attendons avec impatience la déclinaison concrète de cette stratégie concertée de riposte sanitaire, comme nous attendons toujours l’augmentation des moyens matériels et humains de notre centre hospitalier.

Comment, plus en détail, cette coopération sanitaire va-t-elle se mettre en place ? 

Je laisse les autorités sanitaires nationales répondre à cette question purement technique et qui relève des compétences de l’Agence régionale de Santé. Mais il est évident que les Saint-Martinois ne pourront supporter une politique sanitaire se limitant à des injonctions et à des restrictions : je suis disposé, comme toujours, à « jouer le jeu », mais je ne saurais admettre une solution « top-down » du genre « nous décidons, vous payez » !.

Souhaitez-vous à l’avenir davantage de coopération avec Sint-Maarten ? Qu’est-ce qui pourrait vous en empêcher ? 

Cela fait plusieurs années que je prône une coopération renforcée avec Sint Maarten. C’est la condition sine qua non pour que la destination Saint-Martin prenne un nouveau départ et que nous puissions régler ensemble certaines problématiques communes. Les gouvernements successifs de Sint Maarten connaissent ma position sur le sujet ! Je demande la création du United Congress French and Dutch depuis 2017. Cette instance juridique binationale inédite permettrait de débattre et voter des actions conjointes dans des domaines d’intervention concernant les deux territoires (la santé, la prévention, l’éducation ou encore le social et l’environnement). Nous cherchons actuellement avec mon homologue de Sint Maarten, la Première Ministre Silveria Jacobs, un moyen d’avancer concrètement sur la création du United Congress. Notre objectif à court terme est de proposer à nos gouvernements respectifs un projet abouti. La balle sera alors dans le camp des deux nations.

Il y a trois ans, l’île a été violemment détruite par l’ouragan Irma. Où en sommes-nous dans la reconstruction de l’île ? 

En trois ans, nous avons réalisé environ 75% de la reconstruction des infrastructures publiques. Il en est de même pour la reconstruction privée. Il reste encore des réalisations à achever. C’est un travail de longue haleine qui a été ralenti par la crise de covid, par les réticences de l’Etat à verser les sommes promises et par les nombreuses lourdeurs bureaucratiques qui nous ont été imposées. Lorsque 95% du bâti a été endommagé, il convient de rester humble face à l’immensité de la tâche. Face à ce constat, la résilience des Saint-Martinois a été exemplaire. Notre île s’est bien relevée, de très beaux produits touristiques ont vu le jour depuis Irma, et nous avons des projets de développement publics et privés qui se réaliseront dans les deux prochaines années.

Nous travaillons actuellement à l’enfouissement des réseaux. C’est un chantier de grande ampleur qui offrira d’ici 2023 un service unique en outre-mer, avec 100% des réseaux électriques et fibrés sous-terrain et un réseau d’assainissement entièrement réhabilité. Ce chantier représente des contraintes pour nos administrés qui circulent sur des routes abimées. Mais nous voyons enfin le bout du tunnel, comme je l’indiquais précédemment, je serai en mesure de lancer, d’ici novembre 2020, les premiers travaux de rénovation des routes pour progressivement moderniser l’ensemble de notre réseau routier d’ici 2022.

Est-ce que la problématique de la reconstruction au regard du nouveau PPRN, qui a suscité bien des débats sur votre île, a été résolue ?

Nous avons gagné une première bataille collective en obtenant l’annulation par la justice administrative du PPRN par anticipation. C’est une victoire importante pour les Saint-Martinois et l’avenir du Territoire. Nous attendons maintenant que l’Etat reprenne ses travaux et nous propose un nouveau règlement. En parallèle, nous venons de démarrer les travaux pour la rédaction de notre Plan d’aménagement de Saint-Martin (PADSM), qui dessinera le cadre du développement futur de Saint-Martin pour les deux décennies à venir. La sortie du nouveau PPRN est donc primordial pour concrétiser, au plus vite, cet ambitieux chantier. Nous avançons pas à pas, avec méthode, sans précipitation, pour construire le Saint-Martin de demain. Je l’ai dit au lendemain d’Irma, ce mandat est le mandat de la reconstruction et du renouveau.