Dans le contexte actuel de crise sanitaire devenue mondiale, où le confinement est désormais la règle, les frontières se redessinent réduisant les mobilités et limitant la liberté de circulation, ce qui accentue notre prise de conscience des spécificités de l’insularité. Une expertise de Pascal Saffache (Professeur de Universités) et d’Audrey Jeannot (Doctorante en aménagement de l’espace).
En effet, dès le début de la diffusion du virus, des acteurs locaux se sont interrogés sur les mesures spécifiques à mettre en œuvre en raison de l’évolution de l’épidémie, bien avant que celle-ci ne se transforme en pandémie. Un regard géographique est donc posé ici sur les spécificités des espaces insulaires et les conséquences de l’accès aux soins des populations locales.
La Martinique face aux risques sanitaires
En tant qu’île tropicale, la Martinique est exposée à de nombreux risques sanitaires liés au climat. L’Agence Régionale de Santé (ARS) précise d’ailleurs dans son Projet Régional de Santé 2018-2022, que « l’exposition aux risques sanitaires constitue une des premières inégalités sociales et territoriales de santé » (…) «L’augmentation des températures, des jours d’orages, des phénomènes météorologiques violents » peuvent avoir des conséquences sur le développement de certaines maladies ou leurs vecteurs :
– les maladies respiratoires : la diffusion de spores, les épisodes de brumes de sable,
– les maladies zoonotiques : teigne, chikungunya,
– les maladies vectorielles : dengue, chikungunya, Zika,
– les épisodes d’invasion d’algues toxiques : sargasses,
– la leptospirose.
L’ARS a ainsi mis en place différents dispositifs et outils, visant à mieux coordonner les acteurs ; ORSAN est, par exemple, un dispositif organisationnel qui doit permettre une meilleure coordination des acteurs, notamment au niveau de leur offre ambulatoire, hospitalière et médico-sociale.
A ces risques sanitaires liés à la tropicalité, on peut aussi ajouter les risques naturels, de type cyclonique, sismique, volcanique, de tsunamis, etc. Ainsi, les populations locales sont soumises à des risques spécifiques liés au climat et à l’environnement. Quels sont les impacts réels de l’insularité sur la santé des insulaires ?
Le système de santé insulaire martiniquais
En se référant toujours aux rapports rédigés par les autorités sanitaires, le système de santé de la Martinique souffre d’inégalités à plusieurs niveaux :
– une répartition inégale des professionnels de santé sur le territoire,
– des difficultés de recrutement de certains professionnels par les établissements de santé.
Cette situation sous-tend un accès inégal de la population aux soins et des risques spécifiques sont identifiés comme le vieillissement attendu d’une partie des professionnels de santé de ville, ce qui risque d’aggraver les problématiques de recrutement de personnels.
La sénatrice Catherine Conconne a d’ailleurs déposé en 2019 un amendement au projet de loi relatif à l’organisation et à la transformation du système de santé, offrant la possibilité à certains praticiens (médecins, chirurgiens-dentistes, sages-femmes et pharmaciens), non-originaires de pays de l’Union Européenne, d’exercer en Martinique, en Guadeloupe et en Guyane (pour des périodes limitées). Seuls les infirmiers et les masseurs-kinésithérapeutes sont surreprésentés sur l’île.
Par ailleurs, il est à noter que les transports en commun n’étant pas suffisamment développés, cela augmente encore les inégalités d’accès aux acteurs de santé, notamment pour la frange la plus défavorisée de la population. Quel est donc l’état de santé de la population martiniquaise ?
Une population en bonne santé mais vulnérable
La population peut être considérée comme en bonne santé, tant par rapport à la population hexagonale que par rapport à celle du bassin caribéen, mais elle demeure néanmoins vulnérable selon les études. En effet, les schémas régionaux de santé font état d’un taux de maladies chroniques supérieur à la moyenne nationale :
– le diabète : en progression constante depuis plus de 20 ans,
– l’obésité,
– les cancers de la prostate, du col de l’utérus, du côlon et rectum, du sein,
– l’hypertension artérielle,
– les maladies cardio-vasculaires,
– les maladies rénales,
– les caries dentaires,
– l’ostéoporose,
– la dénutrition,
– etc.
Ainsi, ce sont près de 70000 personnes qui seraient atteintes de maladies chroniques. Cette prévalence est notamment due au vieillissement de la population.
Une population au profil démographique particulier
Le rapport INSEE-INED (faisant suite à une étude réalisée en 2009-2010) présente l’évolution démographique des outre-mer. Ainsi, il apparaît que l’émigration et la baisse de la natalité et de la fécondité en Martinique et en Guadeloupe entraineront un vieillissement prononcé de ces territoires d’ici 2030. « D’ici à 2030, la Guadeloupe et la Martinique compteront plus de personnes âgées que de jeunes et, en 2040, la part des plus de 60 ans y sera plus importante que dans le Limousin, tenu pourtant pour emblématique du vieillissement de la population française. » (Marie C-V, 2009). Déjà, « entre 1999 et 2005, l’indice de vieillissement avait progressé de 12% en Guadeloupe et de 9% en Martinique, quand dans le même temps il reculait de 2% en métropole ». (Marie C-V, 2009).
Il est important d’insister sur le fait que le vieillissement de la population se traduit par une dégradation de son état de santé : on parle alors de perte d’autonomie physique ou de dépendance. Cette population ayant un fort risque d’incapacité est aussi sujette à une forte précarité financière.
Insularité, éloignement, exiguïté
Le Schéma régional de santé (2018-2022) met l’accent sur les alternatives à l’hospitalisation complète : en parlant de « virage ambulatoire » concernant l’ensemble des activités médicales, et de « virage médico-social » concernant la perte d’autonomie, il s’agit d’améliorer la gestion des hospitalisations. Mais les places en établissements sont-elles suffisantes ?
Concernant le vieillissement de la population, le schéma de l’autonomie (2018-2023) de la CTM annonce plusieurs scénarii prospectifs (de l’évolution du nombre de places), en fonction de trois scénarii démographiques. Dans tous les cas, le projet retenu est celui d’augmenter progressivement le nombre de places en établissements de santé. Se pose alors la question de la disponibilité du foncier et donc de l’exiguïté du territoire.
Il apparaît difficile, sur un territoire contraint, de multiplier les structures médicales spécialisées ; en raison d’une faible part de la population concernée par certaines pathologies, il semble peu rentable de mettre en place des équipements spécialisés aux coûts exorbitants.
De fait, certaines pathologies sont et seront nécessairement soignées dans l’hexagone. Pour celles qui sont fréquemment soignées sur le territoire, comme c’est le cas de certains cancers, il est prévu d’acquérir des équipements de pointe, afin de limiter les déplacements vers l’hexagone : c’est le cas du cyclotron.
On peut aussi se poser la question des coûts (de construction de nouvelles structures spécialisées prenant en charge la dépendance, ainsi que des coûts de fonctionnement) et donc de l’éligibilité d’un public aîné en forte précarité financière.
Ainsi, l’exiguïté et l’éloignement de la Martinique vis-à-vis de l’Hexagone peuvent paraître problématique pour le développement d’infrastructures de santé, mais aussi plus globalement pour un accès correct de la population aux soins. L’insularité apparaît d’ailleurs dans les rapports de l’Agence Régionale de Santé comme un facteur à prendre en compte pour l’amélioration des conditions d’accès aux soins, d’autant que la population possède un profil particulier.
En conclusion, peut-on parler d’une spécificité insulaire ?
Ces différents éléments invitent à considérer, en cas de risque d’épidémie, la spécificité insulaire, de prime abord, non en raison de la caractéristique physique du territoire lui-même, mais essentiellement en fonction de sa population et de sa vulnérabilité.
Tant l’exiguïté du territoire (à savoir le faible foncier disponible) de la Martinique, que les risques sanitaires liés à la « tropicalité » (environnement, climat), que les critères socio-économiques propres à la population, jouent un rôle majeur dans l’accès aux soins. Ce sont donc autant des critères physiques (voire géographiques) que sanitaires et sociaux qui justifient une revendication de la spécificité insulaire.
Mais il n’existe pas d’uniformité face à cette spécificité insulaire : une grande île peut-être tout aussi (voire plus) vulnérable qu’une petite. En effet, dans la Caraïbe, comme l’a rappelé l’organisation panaméricaine de la santé (citée par Martinique la 1 ère dans son édition JT du 11 mars 2020), l’île d’Hispaniola (et particulièrement sa frange haïtienne) est l’une des plus vulnérables face à la menace du Covid-19. A ce jour, seul un cas a été recensé à Haïti, car les autorités ont tenté de limiter les contacts avec l’extérieur, mais cela suffira t-il ?
Cette crise sanitaire invite sans aucun doute les acteurs locaux, comme nationaux, à poursuivre leurs efforts en matière de prévention et de promotion de la santé, tout en évaluant la compatibilité de leurs outils et dispositifs avec les spécificités locales.
Pascal Saffache (Professeur des Universités) et Audrey Jeannot (Doctorante en aménagement de l’espace)