Le port de Papeete, principal poumon économique de la Polynésie ©Port autonome de Papeete
À l’occasion de la parution de l’édition 2019 du Dixit Magazine, la rédaction d’Outremers360 a interviewé Dominique Morvan, Éditrice du magazine mais aussi Conseillère en Communication et Médiatrice. À travers son expertise reconnue dans l’histoire sociale, culturelle et économique de ces 40 dernières années en Polynésie, elle dresse le bilan économique de la Collectivité ces dernières années, et porte son regard prudent sur l’année à venir, entre les relations avec l’État, la conjoncture touristique, l’avenir « prometteur » du numérique, la réforme de la sécurité sociale polynésienne ou encore, la possible augmentation du SMIC.
Outremers360 : La sortie du Dixit est chaque année un rendez-vous important pour le monde économique polynésien, comment expliquez-vous cette attente ?
Dominique Morvan : Je crois que le succès qu’a rencontré le Dixit tient pour beaucoup à notre ligne éditoriale. Depuis que nous l’avons racheté en 1995, lacolonne vertébrale du Dixit est la suivante : parler des personnes et des sociétés qui entreprennent et innovent, des secteurs qui sont les moteurs de notre économie et favoriser l’économie positive, c’est-à-dire respectueuse du long terme.
Il nous est arrivé de faire des articles sur des aspects négatifs, des problèmes ou freins reconnus de notre économie, mais uniquement dans la mesure où les experts qui s’exprimaient présentaient des solutions pour débloquer la situation. Avec un magazine annuel nous ne sommes pas dans l’actualité « chaude », ce que font très bien les télévisions, radios et quotidiens polynésiens, et nous avons suffisamment de recul pour proposer à nos lecteurs des analyses de fond. Nous travaillons sur la base de chiffres et de documents de l’Institut de la Statistique de Polynésie (ISPF), de l’Institut d’émission d’outre-mer (IEOM) et d’autres bureaux d’études spécialisés, mais également avec les professionnels des secteurs, car pour nous, l’humain doit rester au cœur de l’économie. C’est notre credo.
La récession économique a débuté après le départ du Centre d’Expérimentation nucléaire du Pacifique (CEP) en 1996. Puis il y a eu la chute vertigineuse du tourisme à la suite du 11 septembre 2001 et la crise des subprimes en 2008 ; l’économie était au plus mal, le chômage ne cessait d’augmenter, les jeunes diplômés devaient chercher un travail ailleurs qu’en Polynésie. Le Dixit essayait d’insuffler de l’espoir en parlant des secteurs qui se développaient.
L’économie polynésienne se porte-t-elle mieux ces dernières années ?
Sans conteste. Le Dixit consacre un article sur la décennie 2008/2018 qui montre le redémarrage de plusieurs secteurs porteurs. Une note de l’IEOM qui fait le point sur la santé de l’économie polynésienne en 2017 indique la création de 1 700 emplois supplémentaires, une reprise de la consommation, des investissements et des exportations. L’ISPF note que les recettes des exportations sont en hausse de 4,2 % grâce aux bonnes performances de la perle, des produits de la pêche (+3 % en valeur) et surtout du noni (+30 % en valeur et en volume). Le mouvement s’est amplifié en 2018. Après la récession que la Polynésie a connue de 2008 à 2013, le Pays a amorcé une reprise qui est due pour beaucoup à la stabilité politique, un élément indispensable à la confiance, donc à l’investissement.
Dans l’édition 2019 du Dixit, vous consacrez un article de fond à l’aérien : arrivée de nouvelles compagnies internationales, nouveaux appareils pour les 20 ans d’Air Tahiti Nui, notamment. Est-ce que l’ouverture du ciel polynésien a eu des répercussions sur le tourisme ?
En effet, deux nouvelles compagnies aériennes internationales, French Bee et United Airlines, ont inauguré en 2018 leur desserte de Tahiti. Ces nouveaux arrivants ont permis une augmentation conséquente du nombre global de passagers ; l’offre de sièges vers la Polynésie a progressé d’environ 40 %, soit un total de 5 000 à 6 000 sièges par semaine et provoqué une révision à la baisse du prix des billets. En 2019, c’est une nouvelle compagnie locale, Islands Airlines, qui viendra encore bousculer le paysage aérien de la Polynésie française. Comme le dit Caroline Perdrix, l’auteure de l’article : « Le tourisme retrouve des couleurs ».
Le tourisme est le premiersecteur de l’économique polynésienne ; en 2017 il pesait 54 milliards Fcfp, soit 450 millions d’euros de retombées annuelles dans l’économie polynésienne (chiffre estimé par l’ISPF). 11 % des entreprises polynésiennes relèvent de ce secteur qui embauche 17 % des effectifs salariés. En 2018, avec les nouvelles offres de vols Paris/États-Unis/Tahiti, la hausse de la fréquentation touristique a été de +6,6 % (208 109 touristes comptabilisés sur les 12 derniers mois).
Une des réticences face à l’arrivée de French Bee fut, entre autres, le manque d’hébergement en Polynésie. Qu’en est-il réellement ?
La hausse du flux touristique est pour l’instant absorbée par les offres d’hébergement existantes, mais face à l’objectif fixé – 300 000 touristes en 2023 (objectif qui pourrait bien être atteint si aucun événement mondial ne vient contrarier cette progression) – la capacité d’hébergement de Tahiti et ses Îles va devoir s’accroître rapidement. Le lancement de grands projets comme le Village Tahitien, la construction ou la réouverture d’hôtels, ou le réaménagement de l’aéroport de Tahiti-Faa’a, montrent que les acteurs du tourisme public et privé sont en ordre de bataille.
Mais il faudra plusieurs années pour que ces structures d’accueil sortent de terre ; d’ici là pourrons-nous absorber ce flux de touristes ? La question se pose effectivement. La réponse viendra de la diversification de l’hébergement. Entre août 2017 et août 2018, le nombre de chambres louées a augmenté de + 4,7 %, tandis que la fréquentation touristique a augmenté de + 6,6 %. Ces chiffres impliquent un meilleur taux de remplissage, particulièrement pour les pensions de famille, mais aussi une dispersion de ces touristes dans des logements alternatifs : en para-hôtellerie (camping, gîtes ruraux, chambres d’hôtes, meublés de tourisme, etc.), mais aussi en croisière (paquebots tête de ligne) et en charter nautique (environ 100 voiliers et catamarans sont proposés pour des croisières privatives ou à la cabine, principalement aux Îles-Sous-le-Vent).
Une nouvelle réglementation sur l’hébergement a été élaborée par le service du Tourisme ; elle permet de mettre à jour le cadre local (qui datait de plusieurs décennies) en fonction des nouveaux standards internationaux, de simplifier le classement des pensions afin de les commercialiser plus aisément au niveau international. Cette réglementation intègre également une régulation pour les meublés du tourisme (location saisonnière type Airbnb).
Le numérique a aussi poursuivi son déploiement en Polynésie en 2018 : nouveau câble, Polynesian Tech, plan de développement (Smart Polynesia). Est-ce que toutes ces avancées se sont répercutées sur l’économie de la Collectivité ?
Internet et la téléphonie mobile ont été déployés très tôt en Polynésie (dès 1995), parce qu’ils apportaient une réponse technologique à nos besoins de communication. Il faut rappeler la morphologie particulière de notre pays : il est composé de 76 îles habitées dispersées sur une surface grande comme l’Europe.
En 2010, la pose du premier câble sous-marin entre Hawaii et Tahiti avait permis une avancée sur le haut débit à Tahiti. Le nouveau câble domestique posé en 2018 apportera du haut débit dans 10 îles des archipels des Tuamotu et des Marquises. En 2019 un nouveau système de communication à haut débit par câbles sous-marins à fibre optique va relier Tahiti à Samoa, avec une branche sur Bora Bora et plusieurs branches sur des îles du Pacifique (Rarotonga, Cook, Niue…) en vue de sécuriser le système international et domestique existant. Le but est de réduire la fracture numérique avec l’île de Tahiti.
Comme le dit justement Caroline Perdrix, l’auteure de l’article, « les Polynésiens ont des raisons de se réjouir : plus d’îles connectées en haut débit, un réseau de fibre optique qui s’étend et rencontre 10 % de taux d’adoption, des offres concurrentes qui font baisser les tarifs d’abonnement de la téléphonie mobile et d’Internet ». Trois opérateurs s’affrontent désormais sur les terrains de la téléphonie mobile et internet. Avec le développement des télécommunications, que ce soit dans le secteur public qui reste le principal investisseur, ou dans le secteur privé qui stimule la concurrence, la Polynésie se donne rapidement les moyens de soutenir ses objectifs en matière de santé, d’éducation, d’administration et de développement touristique et commercial.
Le développement de notre économie numérique est prometteur,l’arrivée du câble dans les îles des Tuamotu et des Marquises devrait voir la création d’entreprises et d’emplois.Le secteur est animé par des professionnels de bons niveaux qui ont créé le Digital Festival pour stimuler les start-up polynésiennes. Cette année, pendant le Digital Festival (2eédition), une nouvelle initiative a été lancée : Polynesian Tech. Outremers 360 s’en est d’ailleurs fait l’écho. Polynesian Tech va rassembler nos entrepreneurs numériques et leur permettre d’intégrer l’écosystème des start-up d’Outre-mer, puis le mouvement national, French Tech. C’est une ouverture importante vers l’extérieur. En 2017, le Gouvernement a engagé la réalisation d’un plan d’actions opérationnel -Smart Polynesia- pour soutenir et accompagner la transformation digitale de notre Pays. Il est encore trop tôt pour connaître les répercussions économiques en volume du secteur, mais nous pouvons affirmer qu’il contribue à la croissance de notre Pays.
Dans chaque édition du Dixit, vous consacrez un dossier au secteur de l’énergie. La transition énergétique est-elle en bonne voie en Polynésie ?
En matière d’énergies renouvelables (EnR), la Polynésie est en avance sur la métropole ou les DOM /TOM avec un mix énergétique de 33 % sur l’ensemble des îles et de près de 40 % sur Tahiti. Ce sont essentiellement l’hydroélectricité et l’énergie solaire qui assurent ces bons résultats, mais nous nous sommes trop longtemps reposés sur nos lauriers. Sur Tahiti, l’hydroélectricité assure à elle seule 35 % de notre énergie, or aucun ouvrage d’hydroélectricité n’a vu le jour depuis vingt ans.
Si nous voulons atteindre l’objectif ambitieux du plan de transition énergétique élaboré par le Pays qui est de 75 % d’EnR en 2030, il y a urgence à faire des choix. C’est pourquoi à travers ce dossier de fond, je détaille toutes les options qui s’offrent à nous en termes de faisabilité des technologies et en regardant également ce qui se fait dans d’autres îles. Solaire, éolien, biomasse, énergie thermique des mers, etc. Quelles stratégies de développement d’EnR nos voisins du Pacifique et plus généralement les îles des DOM TOM ont-ils expérimentées ? Il est certain que nous avons beaucoup à apprendre les uns des autres.
Dans la nouvelle édition du Dixit, vous faites également un focus sur l’économie sociale et solidaire, et l’émergence de l’art contemporain polynésien. Pourriez-vous nous en dire plus sur ces sujets ?
Les entreprises sociales et/ou solidaires (ESS) sont des entreprises qui cherchent à concilier solidarité, performance économique et utilité sociale, nous sommes donc en plein dans la ligne éditoriale du Dixit ! L’économie solidaire entretient généralement un rapport fort avec le secteur tertiaire, ce qui est le cas de la première initiative d’ESS en Polynésie. Delphine Barrais, l’auteure de l’article, présente une entreprise baptisée Alterocéan qui se destine à diffuser les techniques de conservation et de transformation des produits agricoles locaux et à transmettre le patrimoine culinaire.
Alterocéan porte depuis deux ans un projet original nommé Food & Cooklab qui aborde la phase de concrétisation : l’aménagement de containers sur la route des ananas à Moorea avec un laboratoire pour dispenser des formations et pour mettre à disposition les équipements de conservation au plus grand nombre. Une partie de l’espace est consacrée aux agriculteurs, éleveurs ou pêcheurs qui n’ont pas les moyens de s’équiper d’un laboratoire pour transformer leurs produits. L’autre partie est destinée aux visiteurs, touristes, nouveaux arrivants ou bien encore aux résidents qui souhaitent en savoir plus pour appréhender la culture locale par le biais de la cuisine polynésienne.
Pour ce qui est de l’art contemporain, j’étais très heureuse que Delphine Barrais propose de traiter ce sujet, car nous ne l’avions pas abordé depuis très longtemps (Dixit 1998. Jean-Charles Hyvert). L’art contemporain polynésien a son identité propre, marqué par son environnement fort. Cet article s’attache à prendre la mesure du courant dont l’ampleur a été suffisamment remarquable au cours des dernières années pour qu’il devienne visible sur la scène polynésienne mais aussi internationale.
Le classement des entreprises en Polynésie est aussi un sujet très attendu. Quelle est celle qui génère le plus de chiffre d’affaires et celle qui compte le plus de salariés ?
Oui, ce dossier phare du Dixit réalisé par Sylvie Julien Para est très attendu chaque année. Basé sur les déclarations de chiffres d’affaires de 2017, le classement place la compagnie aérienne Air Tahiti Nui en tête (35,4 milliards de Fcfp, 296,652 millions d’euros), suivi du groupe Carrefour (28,9 milliards de Fcfp, 242,182 millions d’euros), puis du groupe EDT-Engie (28,5 milliards de Fcfp, 238,830 millions d’euros).
En nombre d’employés, la compagnie aérienne domestique Air Tahiti est la plus grosse entité (919 salariés), suivi par le groupe hôtelier Intercontinental (848 salariés), Air Tahiti Nui (790 salariés), le groupe EDT-Engie et ses filiales (721 salariés) et enfin le groupe Brasserie de Tahiti (707 salariés). Ces tableaux sont complétés par des analyses par secteurs et en fin de magazine, par un carnet d’adresses complet des 200 premières entreprises ; un outil primordial pour le business.
Comment prévoyez-vous l’année 2019 en Polynésie sur un plan économique et social ?
Il est difficile de faire des conjectures sur l’avenir, mais nous savons que l’économie polynésienne est marquée par de fortes dépendances. En premier lieu, elle dépend des subsides de l’État. Selon une note publiée par l’IEOM en avril 2018, les dépenses réalisées par l’État, l’Armée, le Territoire, les communes ou la CPS (Caisse de prévoyance sociale) représentent les trois-quarts de toute la richesse polynésienne. La visite du président Macron qui est prévue cette année devrait permettre de consolider les liens historiques de la Polynésie française avec l’État.
Par ailleurs, le premier secteur d’activité étant le tourisme, nous sommes donc à la merci des événements internationaux ou climatiques. Si aucune crise financière ou politique n’affecte nos principaux marchés émetteurs (USA, Europe et Japon), si aucun cyclone ne nous frappe, alors le secteur du tourisme devrait continuer sa progression.
Notre balance commerciale est encore très déséquilibrée, les exportations de produits locaux sont insuffisantes pour couvrir nos importations. Nous sommes dépendants du pétrole à hauteur de 60 % pour la production d’énergie et inévitablement l’augmentation du prix du baril va entraîner des hausses du prix de l’électricité, de l’essence à la pompe et de certains produits. À quel degré cela affectera-t-il le pouvoir d’achat ? C’est encore trop tôt pour le savoir, car d’autres paramètres entrent en ligne de compte. Les revendications des gilets jaunes sur l’augmentation des taxes n’ont pas d’écho en Polynésie oùles prélèvements obligatoires par habitant sont deux fois moins importants qu’en France métropolitaine.
Les mouvements sociaux des deux dernières années portaient surtout sur la réforme de la protection sociale généralisée (PSG), le point le plus critique concernant la réforme des retraites. Le dialogue social a été globalement bien mené. Il était urgent de réformer notre protection sociale, car nous allions droit à la faillite. Nous connaissons en effet une hausse vertigineuse des coûts liés au vieillissement de la population, à l’augmentation des maladies chroniques et à l’entrée tardive des jeunes sur le marché du travail.
Lors de ses vœux aux partenaires sociaux, le président du Pays Edouard Fritch a garanti le paiement des retraites. Il s’est également dit ouvert à une revalorisation du SMIG, qui n’a pas augmenté depuis 2014 (il est de 152 914 Fcfp/mois, soit 1 281 euros/mois), « afin que tout le monde bénéficie des fruits de la croissance ».
Pour commander le Dixit ou contacter les éditions Créaprint :
inconico@icloud.com
BP 21 768 – 98713 Papeete – Tahiti – Polynésie française
L’Histoire du Dixit Polynésie :
La Jeune Chambre économique de Tahiti lance le magazine annuel « Dixit » en 1984, avec pour principales rubriques, le tableau des 100 premières entreprises, un répertoire de la fiscalité et des aides accordées aux entreprises. Il paraît irrégulièrement, 3 éditions en 10 ans. La JCE décide en 1995 de vendre le Dixit à une agence d’édition de magazines, Créaprint, dont la gérante Dominique Morvan revoit complètement le contenu éditorial et la maquette, pour en faire un magazine d’économie.
Dominique MORVAN
Éditrice – Conseil en communication – MédiatriceDominique Morvan a commencé sa carrière professionnelle comme journaliste en 1981. En 1992, elle prend la direction de la maison d’édition Créaprint qui réalise six magazines et transforme en profondeur l’un des titres, le Dixit, initialement créé par la Jeune Chambre économique de Tahiti. Le magazine Dixit est reconnu depuis comme le magazine de référence de l’économie polynésienne ; il publie notamment chaque année le tableau des 200 premières entreprises du Territoire.
Dès 1996 elle produit des livres, dont l’ouvrage Visages de Polynésie avec la photographe et réalisatrice Marie-Hélène Villierme. C’est en 2006 qu’elle créé les éditions Univers Polynésiens qui comptent une vingtaine de titres dont le livre de Bruno Barillot, Marie-Hélène Villierme et Arnaud Hudelot Témoins de la bombe.
Son expertise reconnue dans l’histoire sociale, culturelle et économique de ces 40 dernières années lui permet d’animer des débats publics et d’intervenir en tant que conseillère en communication auprès de plusieurs sociétés et organismes polynésiens.