Michel Rocard à Nouméa en 2008 © Ced Didix
Édito de Benoît Saudeau
En écoutant les hommages à Michel Rocard, j’entends la classe politique estimer que l’ancien premier Ministre disparu hier avait gâché sa carrière en ratant la dernière marche, celle de l’Elysée, la fin de toutes choses en politique. Trop honnête pour réussir, dit-on en chœur, trop dans la dialectique qui l’avait fait glisser du PSU à la social-démocratie, du dogmatisme soixante-huitard au pragmatisme des marchés, pas assez dans la stratégie sur-vitaminée ni surtout dans le tempo effréné des conquêtes, surtout quand c’est au Faubourg Saint Honoré que l’on s’attaque.
Michel Rocard marchait seul à l’amble quand il eût fallu galoper en troupeau. « Je ne suis pas reptilien, disait-il, c’est mon honneur ».
Mais s’il y a bien un dossier où le temps était pourtant essentiel, c’était bien l’imbroglio calédonien auquel, tout fraichement désigné à Matignon, il s’attaqua quelques jours seulement après le drame d’Ouvéa, paroxysme de la crise sur un Caillou déchiré entre des légitimités apparemment irréconciliables. « La haine, c’est fatiguant, ça mobilise de l’énergie… » Le temps figé qu’il mit en mouvement de l’autre côté de la mer, à sa manière et à son rythme était l’opposé, voire la négation de celui que le président réélu imposait comme première épreuve peau de banane à celui dont il ne voulait pas à Matignon, étrennant la jurisprudence du « premier collaborateur » qui fit florès plus tard.
A l’entendre raconter comment, pendu au téléphone, un dimanche de juin dans son bureau de Matignon, il composa au trébuchet sa Mission du Dialogue, alchimie habile qui préfigurait ce que seraient les années suivantes, on mesure l’investissement-temps que Rocard réalisait d’emblée dans ce pays sans montres ni pendules, ou alors toutes en panne. Le père des Accords de Matignon, protestant discret, n’était pas un adepte des coups de poker, rentables tout de suite ou perdus à jamais. Il savait d’instinct que le temps calédonien n’est pas celui de la rue de Varenne : il s’écoule différemment, comme suspendu. Luttant contre les crises de calculs rénaux qui lui vrillaient le ventre alors que les futurs signataires privés de téléphones enchaînaient leurs palabres dans un Hôtel Matignon transformé en camp retranché, l’anti Ponce-Pilate calédonien savait que le temps était certes compté, mais qu’il fallait aussi compter avec lui et sur lui pour que les 250 000 habitants de l’archipel entament le chemin de la résilience alors que tout les éloignait du don et du pardon.
Le temps, Michel Rocard se l’est enfin donné au fil des années pour dire sa vérité sur l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie. « Rien ne presse, prenez votre temps », répétait récemment feu Hamster érudit de l’époque scoute, reprenant son antienne favorite : les interdépendances sont plus longues à fabriquer que les indépendances, illusoires dès qu’elles ne s’ouvrent pas au monde.
« Je suis celui qui reste », disait Jacques Lafleur devant la dépouille de Jean-Marie Tjibaou. Lui aussi a disparu, comme désormais les trois pères des Accords. Le seul temps qu’ils n’auront pas pu maîtriser, c’est celui de leur vie sur cette Terre. Mais ce temps qu’ils ont consacré à la Nouvelle-Calédonie dure encore. Pourvu que leurs enfants, naturels ou putatifs, sachent en gérer l’héritage.
Benoît Saudeau, Outremers 360