À l’occasion du 70ème anniversaire de la départementalisation des « quatre vielles colonies », Outremers 360 a donné la parole au sénateur réunionnais Paul Vergès. Fils de Raymond Vergès, l’un des députés qui proposa avec Aimé Césaire la loi sur la départementalisation. Le fondateur et le président du Parti Communiste Réunionnais a d’ailleurs à la mi-février dernier, prononcé la volonté d’inscrire la date du 19 mars comme un jour férié. L’ancien président de la Région Réunion se souvient de l’époque du passage de la loi de la Départementalisation. Pour Paul Vergès, les Outre-mer et en particulier la Réunion, doivent entrer dans une nouvelle ère de « responsabilité », en s’adaptant aux nouveaux défis du XIXème siècle.
Vous avez 21 ans lorsque les « vieilles quatre colonies » sont érigés en département, comment percevez-vous ce moment ? Comment est-il perçu par les Réunionnais ?
Cette loi est à replacer dans l’Histoire. Le 1er mai 1936, le Front Populaire organise à La Réunion le traditionnel défilé. Le mot d’ordre est la reconnaissance de La Réunion comme département français, même si les objectifs des luttes sociales sont présents. Le mouvement syndical est fort. Puis vient la deuxième guerre mondiale. Le 11 mars 1945, le Réunionnais Raymond Vergès crée le CRADS (Comité républicain d’action démocratique et sociale). Ce mouvement politique fédère ouvriers, fonctionnaires, planteurs, intellectuels, représentants de la petite et moyenne bourgeoisie et même un grand propriétaire terrien. Il est le terreau dans lequel germent et prospèrent les courants progressistes. Au cœur de ces préoccupations : la question de l’extrême pauvreté, de la misère. Parmi les réponses avancées pour parvenir à sortir de cette situation : la nécessité de changer de statut : faire disparaître la colonie et faire entrer La Réunion dans la République française en lui conférant le statut de département. Pour les initiateurs de ce mouvement, il s’agissait de créer les conditions pour permettre aux Réunionnaises et aux Réunionnais de bénéficier des lois et des mesures sociales appliquées en France. Ce sont : le salaire minimum, les prestations sociales mais aussi l’accès à l’éducation, à la santé etc. Raymond Vergès et Léon de Lépervanche font entendre leur projet. Dans le même temps, en Guadeloupe, en Martinique et en Guyane, s’élève la même revendication, émise par Aimé Césaire, Léopold Bissol et Gaston Monnerville : la suppression du statut colonial pour le statut de département. Et ce nouveau statut devait entraîner automatiquement l’extension des droits politiques et sociaux des citoyens français aux citoyens réunionnais.
Aujourd’hui, quel bilan tirez-vous de ces 70 ans de la départementalisation ?
Il y a consensus – tant dans les outre-mer que chez les observateurs politiques nationaux – pour dire que les résultats de la politique sociale, économique, culturelle et politique nés de la loi du 19 mars 1946 ont cessé d’apporter des effets positifs. Après 70 ans de néo- colonialisme, on voit les résultats économiques et sociaux. Près de la moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté, près de 30 % de la population est au chômage, plus de 50 % de la jeunesse n’a pas d’emploi, 116.000 Réunionnais sont en situation d’illettrisme etc. Le transfert de fonds publics ne va pas au développement, stricto sensu, il est utilisé pour maintenir à flot une économie coloniale. Ainsi l’esprit comme le principe tant de liberté que d’égalité – qui ont été les moteurs de la loi de 1946 – se maintiennent encore aujourd’hui. 70 ans après, ces sentiments existent toujours, mais le contexte a changé. Et ce changement complexifie encore les conditions dans lesquelles doivent s’exercer ces légitimes revendications.
Le défi qui nous est posé aujourd’hui est celui-ci : comment continuer à poursuivre la volonté exprimée par le peuple réunionnais en 1946 – liberté et égalité, essentiellement – et la nécessité de nous intégrer dans notre environ géographique propre ?
Pourquoi cette départementalisation n’a pas été totale selon vous ?
L’Article 2 de la loi de 1946 mentionnait : « Les lois et décrets actuellement en vigueur dans la France métropolitaine et qui ne sont pas encore appliqués à ces colonies feront, avant le 1er janvier 1947, l’objet de décrets d’application à ces nouveaux départements ». La première mesure prise par l’Etat français a été d’appliquer « le supplément colonial » à toute la fonction publique d’Etat. La conséquence de cette décision a été un transfert croissant du flux financier public. Et cela a créé les conditions de l’apparition de monopoles, de l’automobile ou de la grande distribution. Mais dans le même temps, une partie croissante de la population réunionnaise n’a pas pu prétendre à un emploi. Elle percevait « les minima sociaux ». Mais ces allocations, contrairement aux traitements des agents de la fonction publique n’étaient pas majorées. C’est la création de l’apartheid social. Depuis 1946, tous les gouvernements ont fait perdurer ce système d’injustice sociale.
Doit-on considérer la départementalisation comme un échec ou une réussite?
L’opinion s’accorde à dire que le système issu de la loi de 1946 a cessé de produire ses effets positifs. Le défi qui nous est posé aujourd’hui est celui-ci : comment continuer à poursuivre la volonté exprimée par le peuple réunionnais en 1946 – liberté et égalité, essentiellement – et la nécessité de nous intégrer dans notre environ géographique propre ? Comment concilier ces deux intégrations? Nous sommes donc aujourd’hui devant une position, des objectifs idéologiques, politiques, économiques différents mais que nous devons conjuguer. La question sur laquelle les Réunionnais doivent réfléchir est celle-ci : Quelle pourrait être la forme de ce nouveau concept d’intégration, permettant de faire triompher essentiellement cet objectif: celui d’une intégration dans ces deux espaces aussi différents ? Et il faut avoir cette analyse en gardant en tête quatre paramètres : la progression démographique, les impacts du changement climatique, les évolutions techniques et technologiques, et l’évolution de notre environnement géographique. Dans moins d’une génération, la Réunion comptera un million d’habitants. Madagascar dans quatre décennies, avec 53,5 millions d’habitants. La Chine sera la première puissance économique mondiale. Notre voisine, l’Inde, sera la troisième puissance mondiale. Et l’Afrique du Sud sera un nouveau pays émergent, tout comme l’Indonésie qui pourrait être la sixième puissance du monde. Autre réflexion à avoir : Le réchauffement planétaire, qui aura des conséquences sur les économies, sur les modes de vie, et sur les équilibres naturels. C’est donc en fonction de tout cela que nous devons aborder le problème de savoir quel est notre avenir, sur les plans économique, social, politique et institutionnel.
Notre objectif aujourd’hui s’est d’être fidèle à notre histoire et à notre héritage et surtout plus que jamais à la revendication d’égalité, de liberté et de fraternité.
Quel statut faut-il privilégier pour un développement juste de La Réunion ?
Le monde de 2016 est totalement différent de celui de 1946. C’est la question des changements climatiques, de la transition démographique, des progrès dans la recherche et les innovations dans tous les domaines, de la mondialisation de l’économie. Tous ces phénomènes qui se conjuguent simultanément annoncent l’émergence d’une nouvelle civilisation. Si le contexte a changé, il n’en est pas de même pour nos convictions. Notre objectif aujourd’hui s’est d’être fidèle à notre histoire et à notre héritage et surtout plus que jamais à la revendication d’égalité, de liberté et de fraternité.
Quelle analyse faites-vous du rapport entre la France hexagonale et ses territoires d’Outre-mer ?
Un constat : la gravité de la situation sociale régnant outre-mer est méconnue, sinon sous-estimée, tant dans ses causes multiples que dans ses caractéristiques propres par la représentation nationale. Que ce soit au niveau de l’Etat que du Parlement, Assemblée nationale comme Sénat. Les parlementaires hexagonaux – à de rares exceptions près – parlent des outre-mer. Sans différencier leur situation respective sur les plans géographique, démographique, social, économique, culturel. Regardons dans les media : quelle a été la couverture des élections régionales en outre-mer dans la presse nationale ? Même le « journal du Parlement », dans un numéro spécial consacré aux régionales, n’a pas fait état de ce qui s’est passé en Guadeloupe, Martinique, Guyane ou La Réunion. Que dire des reportages diffusés sur les media nationaux? Etudiez les titres dans la presse écrite, lors des voyages présidentiels. Ils sont dans leur immense majorité issu du répertoire « affectif » : on « aime » les outre-mer, on les « câline », ce sont des « missions séductions » ; une chaîne a même proposé une émission intitulée : « les Présidents et l’outre-mer : amours et désamours ».
La Réunion doit-elle désormais se focaliser sur son espace régional ?
Nous devons nous intégrer à cet environnement et prendre en compte le développement économique des anciennes colonies françaises : Madagascar, Maurice, les Comores, les Seychelles. Ces pays constituent la seule zone francophone de Océan Indien. Il y a là une carte à jouer. Mais comment y parvenir, avec la question des accords de partenariat économique ; ils seront signés entre l’UE et les pays d’Afrique membres de la communauté ACP. La Réunion n’est pas impliquée dans les négociations. Cette conception colbertiste des rapports entre la France continentale et ses « colonies » débouchera rapidement sur un isolement total de La Réunion.
La condition pour ouvrir cette nouvelle voie, c’est que Paris prenne conscience de l’urgence de la situation, de la rapidité de l’aggravation de la crise, de la nécessité de réformer.
Lors de votre dernière conférence de presse, vous appelez également à une égalité économique? Par quels moyens la Réunion peut-elle rattraper son retard économique?
La Réunion doit tourner le dos au modèle actuel ; nous devons ouvrir la voie à un développement durable, fondé notamment sur l’objectif stratégique de l’autonomie énergétique. A un codéveloppement durable. La condition pour ouvrir cette nouvelle voie, c’est que Paris prenne conscience de l’urgence de la situation, de la rapidité de l’aggravation de la crise, de la nécessité de réformer. Ce nouveau modèle de développement, tournant le dos au système actuel doit briser le système politique post colonial. Si, par manque de courage politique ou par vision politicienne de court terme, on laisse pourrir cette situation, les conditions sont créées pour une implosion sociale comme actuellement ou une explosion demain à La Réunion. Il s’agit de réformer sur 15 ou 20 ans, mais de commencer tout de suite.
Quel dernier message souhaitez-vous adresser aux Ultramarins ?
Après l’ère de la liberté conquise en 1848 à l’abolition de l’esclavage, après l’ère de l’égalité rêvée et proclamée par la loi en 1946, doit s’ouvrir l’ère de la responsabilité.
Le sénateur de la Réunion Paul Vergès