Observation des baleines : « Sans surveillance, il y a encore des comportements de dérangement réguliers »

Observation des baleines : « Sans surveillance, il y a encore des comportements de dérangement réguliers »

©Facebook / Mata Tohora

En Polynésie, à La Réunion ou en Nouvelle-Calédonie, les mois de mai à décembre correspondent à la saison des baleines : quittant les eaux glaciales de l’antarctique, les cétacés remontent dans les eaux chaudes de l’hémisphère sud pour mettre au monde et élever leurs baleineaux, avant leur retour en Antarctique.

Depuis le moratoire sur la fin de la chasse commerciale, et depuis que la Polynésie et ses 5 millions de km2 de ZEE sont devenues un sanctuaire des cétacés en 2002, on peut y observer une recrudescence des cétacés mais aussi des observations. Si celles-ci sont encadrées par des règles strictes, l’association Mata Tohora a recensé en 2018, sur sa page Facebook, des observations intrusives ne respectant pas les règles en vigueur.

Agnès Benet, biologiste marin et fondatrice de Mata Tohora, revient sur cette saison durant laquelle de nombreux « comportements irrespectueux » ont été épinglés. Si l’association a effectué, les saisons précédentes, des campagnes de sensibilisation aux règles d’observation, elle demande « aux autorités en charge du sanctuaire de prendre le relais de manière systématique par le biais de gardes équipés ou brigade nautique ». Interview.

Vous êtes biologiste marin et fondatrice de l’association Mata Tohora. Quand avez-vous créé cette association et quel est son but ? 

L’association a été créée en 2013 au départ pour mettre en place la Journée de la Baleine, événement pédagogique exclusivement réservé aux enfants défavorisés ou handicapés. Très vite j’ai donné à Mata Tohora le Programme « C’est Assez ! » que j’avais créé avec mon bureau d’études pour la protection des mammifères marins. L’objectif est donc de protéger les mammifères marins et leur milieu, par le biais des études et de la communication, sensibilisation de tout public (scolaire, adultes, décideurs).

Sur votre page Facebook, vous recensez et rapportez de nombreuses observations qui ne respectent pas les règles en vigueur. Est-ce un phénomène observé les saisons passées ou un phénomène très récent ?

Le whale-watching à but commercial existe en Polynésie depuis 1992 et s’est largement développé à partir de 2012. A cela s’ajoute les plaisanciers qui peuvent bien sûr observer les animaux en respectant les mêmes règles d’approche. Aujourd’hui le nombre de bateaux, jets skis, personnes à l’eau est devenu très important, jusqu’à une vingtaine de bateaux autour d’une baleine et de son baleineau et plus de 40 personnes dans l’eau. Cette pression est donc grandissante et parmi cette quantité d’observateurs, un grand nombre ne respectaient pas les règles dans les années 2011-2016.

La plupart du temps il s’agissait de personnes ne connaissant pas les règles d’approche dictées par le Gouvernement ; c’est pourquoi nous avons développé le Programme « C’est Assez ! » pour aller à la rencontre des gens sur l’eau et leur distribuer les flyers en leur expliquant les règles. A partir de 2016, environ 90 % des gens que nous rencontrions sur l’eau nous affirmaient connaitre maintenant les règles et en 2017 un grand nombre de personnes faisaient attention aux baleines et faisaient de leur mieux pour respecter les règles d’approche du Code de l’Environnement.

Ce Programme nous demandant un budget important, même si le bateau est le mien que je prête à l’association, les frais restent importants pour sortir chaque jour pendant 4 mois pour une activité à but non lucratif, nous avons donc décidé de ne pas le renouveler. Nous avions donc prévu des sorties en mer liées à l’étude des comportements des baleines à bosse et la sensibilisation en mer de manière occasionnelle.

Or sans cette présence régulière, nous avons constaté cette année que des comportements irrespectueux se sont faits remarquer par d’autres usagers de la mer, des observateurs à terre et nous-mêmes. Nous demandons donc aux autorités en charge du sanctuaire de prendre le relais de manière systématique par le biais de gardes équipés ou brigade nautique par exemple. Aujourd’hui, le message semble entendu ; nous travaillons avec des équipes que nous formerons avec plaisir, à leur demande.

Qui décide des règles d’observation ? Avez-vous eu un droit de regard dessus ? 

Seule la Direction de l’Environnement a compétence sur la mise en place des règles d’approche et de leur modification. Nous n’avons pas participé aux modifications du Code de l’Environnement de 2017 en matière d’approche des mammifères marins. Nous avons été informés des modifications juste après les opérateurs de whale-watching, afin que nous puissions mettre à jour nos flyers et divers outils de sensibilisation.

Quelles sont les conséquences de ces observations intrusives sur les cétacés (comportement, santé physique…) ? Y’a-t-il déjà eu des issues graves comme le décès d’une baleine ? 

Les pressions qui pèsent sur les animaux sauvages sont de 2 types : les pressions naturelles, prédateurs entre autres, et les pressions dites anthropiques (dues à l’Homme). Les pressions dues à l’Homme sont elles-mêmes classées en 3 catégories :

Les primaires, qui ont une atteinte directe sur la vie des animaux : pêche, chasse, capture accidentelle, collision… et provoquent une diminution immédiate du stock de la population. Le plus visible et immédiat.

Les secondaires : atteinte à la niche écologique (diminution des ressources alimentaires, pollution chimique, sonore, macro-déchets plastiques, etc) ou encore, atteinte sur la fécondité. Cela a des conséquences indirectes sur la démographie. C’est moins visible et n’a pas de conséquence immédiate mais le risque d’atteinte à la démographie est présent à moyen et long terme.

Les tertiaires : Harcèlement et dérangement des animaux. Dans cette catégorie on y retrouve tout dérangement provoquant une modification du comportement des animaux induit par l’Homme. Cela peut avoir des conséquences à moyen et long terme et c’est moins, voire pas visible pour les personnes qui n’étudient pas les comportements des animaux et ne les suit pas sur du long terme. C’est pour cela que le grand public ignore pour la plupart l’existence et le classement scientifique de cette pression.

Des animaux qui sont dérangés en phase de reproduction, en période de nurserie (mise bas, allaitement, éducation au jeune, mise en sécurité des nouveaux nés…) de façon répétée, tout au long de la saison dans les zones où les animaux viennent se reposer et se mettre à l’abri, a des conséquences sur le stock des populations à long terme dans la mesure où le taux de reproduction baisse et les chances de survie des animaux aussi, déjà très faible dans leur milieu naturel. C’est pourquoi cela est suivi dans le monde entier notamment pour les espèces en danger, les espèces vulnérables ou encore en démographie insuffisante et menacée.

De très nombreuses études scientifiques démontrent cela un peu partout dans le monde, autant pour les baleines à bosse que d’autres espèces de mammifères marins, mais pas seulement.

La Polynésie est un sanctuaire pour les cétacés depuis 2002. A-t-on observé une augmentation des baleines dans les eaux polynésiennes depuis cette date ? Si oui, pensez-vous que les baleines ont « compris » que la Polynésie représentait pour elles un « havre de paix » ? 

En moins de 40 ans, de 1920 à 1960, plus de 2 millions de baleines ont été tuées, dont environ 200 000 baleines à bosse. Près de 97 % de la population mondiale de cette espèce ont été massacrés. En 1986 la Commission Baleinière Internationale met officiellement un terme à ce massacre en créant un moratoire. Depuis, le nombre de baleines augmente lentement.

La Polynésie bénéficie elle aussi de cette démographie en augmentation ce qui peut expliquer que l’on aperçoit en effet plus de baleines aujourd’hui par rapport aux année 80-90. Chaque animal ira d’instinct dans des zones où il se sentira en sécurité. Les baleines restent rarement plus d’une semaine au même endroit à Tahiti, sauf dans les zones reculées et peu habitées, et à Moorea alors que dans les îles peu fréquentées par des observateurs en mer, les habitants nous rapportent qu’elles restent toute la saison plus ou moins au même endroit. Par conséquent, le dérangement dû aux observateurs intrusifs ou au trafic maritime amène les baleines à se déplacer.

Il faut noter que les baleines à bosse ne se nourrissent pas en Polynésie. Seuls les baleineaux tètent leur mère. Les baleines perdent un tiers de leur poids en fin de saison. C’est pourquoi elles ne se déplacent que si cela leur est indispensable, afin d’éviter de brûler des calories inutilement. Les mamans qui allaitent dépensent beaucoup d’énergie ; les obliger à se déplacer dû à des dérangements volontaires et répétés est donc un contre sens à l’amour de ces animaux.

Peut-on imaginer qu’elles soient moins nombreuses à venir pour les prochaines saisons si ces observations intrusives se poursuivent ? 

Comme tous les animaux, les baleines choisissent les sites les plus sécurisants pour elles et leur progéniture et se remettent en mouvement si cela n’est pas respecté. Parfois, on observe des baleines fatiguées après la mise-bas et resteront le temps de reprendre des forces malgré les dérangements, puis elles repartiront vers des sites plus reposants.

En parallèle, les prédateurs naturels sont-ils plus nombreux depuis 2002 ? 

Aucun recensement n’a été effectué sur l’ensemble de la Polynésie ; avec sa surface de 5 millions de Km2, des moyens considérables seraient nécessaires pour un réel comptage. En revanche nous avons plus d’observateurs et les moyens de communication d’aujourd’hui permettent d’être informés en temps réel. Par conséquent nous en parlons plus mais cela ne signifie pas pour autant qu’il y en a plus. Cela reste donc difficile à dire objectivement.

Maintenant que la saison 2018 touche presque à sa fin, comment comptez-vous préparez celle de 2019 ? 

Les baleines repartent fin novembre et les plus retardataires peuvent repartir en décembre. Nous travaillons essentiellement dans l’esprit de passer le relais aux autorités pour mettre en place une surveillance régulière puisque apparemment sans surveillance, il y a encore des comportements de dérangement réguliers. Pour la saison 2018, nous envisageons de poursuivre les campagnes de sensibilisation et de pédagogie. Parallèlement, nous continuons les études en cours.

Avez-vous eu écho d’autres observations de ce genre dans d’autres océans ou territoires ?

L’observation intrusive est malheureusement observée dans de nombreux sites touristiques. La réglementation s’est petit à petit renforcée ailleurs justement à cause de ces comportements. Les contrôles et les amendes sont également plus appliqués dans les pays voisins.

À La Réunion, la baleine baptisée Mereva a fait savoir aux observateurs intrusifs qu’ils étaient trop proches d’elle et de son baleineau:

La ZEE de Polynésie : un sanctuaire pour les mammifères marins :

Depuis 2002, l’ensemble des 5 millions de km2 de ZEE de la Polynésie est « un sanctuaire pour la protection et la sauvegarde des baleines et autres mammifères marins ». À ce titre, le Code de l’Environnement en Polynésie interdit « la mutilation, la recherche et l’approche professionnelle ou habituelle sans autorisation, le harcèlement, la capture ou l’enlèvement, la consommation et la chasse, ainsi que la détention, le transport, l’importation sous tous régimes douaniers et l’exportation ». Toutefois, les interdictions de détention, de transport, d’importation et d’exportation ne concernent pas les animaux nés en captivité et faisant l’objet d’une autorisation de détention.

Toujours selon le Code de l’environnement en Polynésie, « la recherche et l’approche aux fins d’observation, ou pour la prise de vue ou de son des baleines et autres mammifères marins sont interdites à toutes personnes, quel que soit le mode de transport utilisé dans les lagons, les baies, les passes et dans un rayon de 1 km centré sur l’axe de la passe ».

Arrêté 2018 Partie mammifères marins