Chaque mois, Outremers360 et la CPME Réunion vous racontent les coulisses d’une histoire entrepreneuriale réunionnaise. En ce début d’année, nous vous faisons découvrir le parcours de Jean-Noël Vencatachellum, dirigeant de l’ébénisterie éponyme ; une entreprise emblématique de l’Est réunionnais fondée par son père Marc Vencatachellum, il y a 38 ans.
Installée sur la commune de Saint-André, l’ébénisterie Vencatachellum s’est spécialisée dans la réalisation de meubles en bois haut de gamme que Jean-Noël, son frère Stéphane et leurs équipes, fabriquent à partir d’essences de bois nobles, à l’image du tamarin des hauts, que l’on trouve sur les hauteurs de l’île à partir de 1300 mètres d’altitude. Professionnel affable et habile négociant, Jean-Noël Vencatachellum a acquis notoriété et reconnaissance professionnelle. Il a surtout su résister à l’hécatombe qui a emporté la plupart de ses pairs en l’espace de quinze ans. Détenteur du label « Entreprise du patrimoine vivant », et lauréat du dernier Trophée Entreprise & Territoire, Jean-Noël Vencatachellum est notre entrepreneur du mois de Février.
Jean-Noël Vencatachellum, comment avez-vous découvert le métier d’ébéniste ?
Je suis autodidacte, mais d’une certaine façon, on peut dire que j’ai reçu mon savoir-faire en héritage. Je suis né à l’île Maurice dans la région de Vacoa au sein d’une famille de charpentiers et d’ébénistes. Mon grand-père était surtout charpentier et fabriquait occasionnellement des meubles. Mais mon père, qui avait une sainte horreur du vide, s’était tourné vers l’ébénisterie. J’ai baigné dans ce milieu durant toute mon enfance. Au moment de l’indépendance de Maurice en 1968 j’avais 8 ans. Mon père était inquiet. Il voulait une vie confortable pour sa famille et cherchait un nouvel ancrage. Son rêve, c’était la France, « un grand pays ! », disait-il. Nous nous sommes alors installés en Vendée, dans un petit village du nom de Chambretaud, siège de la Maison Griffon.
Cette enseigne spécialisée dans les armoires-lits cherchait un ébéniste bilingue franco-anglais pour faciliter la communication dans le milieu ouvrier et l’installation de ses expositions à Birmingham en Angleterre. Mon père étant né à Maurice, il parlait couramment ces deux langues et avait donc réussi à se faire embaucher. A Chambretaud, nous étions les seules personnes de couleur. Au début, les gens du bourg nous identifiaient comme des Africains car ils ne connaissaient pas la culture et les personnes d’origine indienne. Notre différence ne fut pas un obstacle. Nous nous sommes très vite assimilés au village et nous avons partagé nos traditions respectives. Ma famille et moi avons entre autres découvert le vin et les brioches vendéennes ; et trente-huit ans plus tard, je sais qu’il y a des familles chambretaudaises où l’on cuisine encore les achards*.
Est-ce à ce moment que vous avez appris l’Ébénisterie ?
Pas du tout, au départ j’ai suivi une formation de technico-commercial en école de commerce à La Roche-sur-Yon en Vendée. Ce n’est qu’à l’âge de 21 ans que je suis rentré dans l’entreprise familiale. Mon père, qui était tiraillé entre son amour pour La France et l’envie de retourner à Maurice, avait presque logiquement atterri à La Réunion. Un territoire français dans l’océan Indien, cela lui semblait être un bon compromis. Nous sommes donc devenus Réunionnais en 1980. Mon père s’était mis à son compte et m’avait proposé de travailler avec lui. Il m’a tout de suite mis le pied à l’étrier et j’ai appris mon métier à la dure en pratiquant à ses côtés. En 1995, mes frères et moi avons repris l’entreprise familiale à Saint-André. A cette époque il y avait une forte demande, et nous étions dans une logique de production à tout va. On produisait, on vendait, on produisait, on vendait, ainsi de suite.
Mais le vent a tourné…
Effectivement, et nous avons dû nous adapter pour réussir. Dans notre cas, innover était une question de survie. Dans un premier temps, nous avons travaillé sur la commercialisation de nos produits. Pour faire face à l’arrivée massive de meubles bon marché venus du sud-est asiatique, nous devions apprendre à fidéliser nos clients, à être différents. Nous nous sommes recentrés sur certains produits et avons imaginé des collections que nous baptisions « cannelle », « métisse » ou encore « belle créole ». Dans la collection « belle créole » par exemple, on trouvait des fauteuils de varangue, des tables basses rotinées, des lits et autres guéridons. Raisonner en collection nous a permis de fidéliser nos clients qui achetaient d’abord la table basse, puis les fauteuils de varangue et quelques années après l’armoire ou le lit.
Ensuite, il a fallu se spécialiser. Après avoir pratiqué l’ébénisterie sous sa forme la plus traditionnelle depuis des années, la crise économique de 2008 a bouleversé nos habitudes. Pour rester dans le coup, nous avons eu recours aux nouvelles technologies comme le numérique. Je suis d’ailleurs convaincu que la numérisation doit venir à la rescousse de l’artisan. Au sein de l’ébénisterie, nous avons créé un poste dédié au numérique. Un jeune diplômé d’une école d’architecture en reconversion a rejoint l’équipe. Nous n’aurions jamais imaginé ça ! Nous lui avons conseillé de faire une formation CAP en apprentissage pour devenir ébéniste. Ce qu’il a fait avec succès !
Bien entendu tout cela n’a pas été simple. Nous avons également été obligés de réapprendre notre métier, mais cela nous a permis de gagner en précision et en créativité. Nous sommes désormais capables d’intégrer d’autres matériaux dans le mobilier traditionnel en bois. Nous travaillons avec un verrier par exemple ou un métallier. Cette remise en cause permanente est indispensable pour rester en phase avec les attentes de nos clients.
Comment et pourquoi avez-vous rejoint la CPME Réunion ?
Au moment où j’ai découvert la CPME lors de ma participation au Trophée Entreprise & Territoire, j’avais accumulé beaucoup de frustration en raison du manque d’accompagnement et du manque d’efficience des programmes en faveur des artisans. Il y avait bien eu des tentatives pour aider les professionnels de la filière bois. Mais cela n’a pas fonctionné. Les artisans avaient le savoir-faire mais n’ont jamais eu le “pouvoir-faire”. Il manquait de la vision, de la stratégie et de la solidarité.
A la CPME, j’ai senti que les énergies étaient différentes, que l’on favorisait les échanges entre les professionnels et qu’il y avait une profonde volonté de s’adapter à la singularité du territoire. J’ai découvert des interlocuteurs proactifs, organisés en commissions et groupes de travail. J’y ai rencontré des hommes et des femmes qui vont jusqu’au bout des combats. Leurs intérêts sont réellement tournés vers les professionnels. Je suis devenu adhérent en 2019, ce qui est relativement récent. Je souhaite m’investir au sein de la CPME. Nous avons la chance d’être connus dans notre métier. Nous pouvons aider à reconstruire la filière bois et artisanat d’art avec toutes les bonnes volontés. Je sais que cela coûte un peu de temps mais j’ai appris à travailler tard le soir. Par dessus tout, je n’admets pas que l’on abandonne le savoir-faire réunionnais.
Quel regard portez-vous sur l’avenir de votre métier ?
Dès aujourd’hui, je crois que le principal défi des artisans est de réussir à se fédérer. Sur l’île par le passé, les artisans n’ont pas toujours su le faire. L’ancienne génération d’ébénistes n’a pas réussi à transmettre son savoir. Il y avait de bons artisans, mais il leur a sans doute manqué une vision ou une culture entrepreneuriale leur permettant de transmettre et de s’adapter à un monde qui change. Ces dernières années, l’activité ébénisterie s’est effondrée. Nous étions une soixantaine en 2005, nous ne sommes plus que quelques-uns aujourd’hui.
Doit-on se résigner et continuer à subir, être les spectateurs inactifs de la disparition de nos différents métiers et savoir-faire ? Ou bien être résilients et proactifs face à une filière bois réunionnaise moribonde ? Pour ma part, je veux croire à des jours meilleurs, ainsi qu’à la requalification de la formation pour notre métier en tant que menuisiers ébénistes. Notre défi est de reconstruire ensemble cette filière ébénisterie et artisanat d’art à La Réunion. Je suis convaincu que cela passe par une plus grande solidarité de la profession.
*Les achards sont des condiments de légumes épicés cuisinés à l’île Maurice et à La Réunion.
Le Trophée Entreprise & Territoire
Le Trophée Entreprise & Territoire est un concours qui récompense chaque année des entreprises qui font avancer La Réunion. Production et emploi locaux, entreprises respectueuses de la qualité de vie au travail et de l’environnement, innovation, ou encore ouverture à l’international sont les critères examinés par le jury. Pour participez à l’édition 2020, inscrivez-vous au Trophée Entreprise & Territoire jusqu’au 14 février 2020 !