En Polynésie, « la montée en puissance des femmes dans le monde du travail (…) est graduelle et constante », Dominique Morvan

En Polynésie, « la montée en puissance des femmes dans le monde du travail (…) est graduelle et constante », Dominique Morvan

Jeudi 13 février, la 28ème édition du magazine économique et social de Polynésie, le Dixit, est sorti. Cette année, il s’intéresse particulièrement aux Femmes dans le monde du travail, et à leur « montée en puissance ». En trente pages, Dominique Morvan, journaliste et coordinatrice éditoriale, décrit et analyse une réalité « graduelle et constante » bien que confrontée à « d’autres aspects plus sombres ». 

Cette année, le Dixit s’est également penché sur la filière locale des fruits et légumes dans une Polynésie qui prend « goût pour une nourriture plus saine ». Le magazine aborde également les concessions d’électricité dans les îles et l’ouverture à la concurrence et pour la rédaction d’Outremers360, Dominique Morvan apporte son regard de journaliste sur la visite du président de la République prévue à la mi-avril.  

Outremers360 : En 2020 et pour sa 28ème édition, le Dixit consacre un dossier conséquent sur les femmes dans le monde du travail polynésien. Pourquoi vous êtes-vous intéressée à ce sujet ?

Dominique Morvan : C’est un dossier que je voulais aborder depuis déjà deux ans, mais il nécessitait du temps pour réaliser l’enquête. Ayant vendu mon agence d’édition, je peux maintenant me consacrer à l’écriture seule. J’ai d’abord collecté un maximum de données pour avoir une photographie en chiffres et je suis entrée en contact avec des directeurs des Ressources Humaines de sociétés et de services publics, avec quelques personnes-ressources comme Armelle Merceron, qui a été enseignante, puis chef de service des Affaires sociales et plusieurs fois ministre du gouvernement polynésien, notamment de la Santé et de l’Éducation. L’enquête a duré trois mois ; j’ai synthétisé tout ce travail en un dossier qui fait presque 30 pages. Il est composé de plusieurs facettes qui, je l’espère, donnent une bonne radiographie de la place des femmes dans le monde du travail.

Quelles en sont les principaux enseignements, notamment sur la condition féminine et la place de la femme dans la société polynésienne ?

La montée en puissance des femmes dans le monde du travail à des postes de responsabilité est graduelle et constante en Polynésie. La volonté de parité affichée par les grandes entreprises cache un fait indéniable : les femmes gagnent leurs postes parce qu’elles le méritent. Voici quelques chiffres clés :

– 1 cadre sur 3 est une femme,

– Les femmes ont réalisé 51 % des créations d’entreprises à titre individuel en 2018, selon une étude de l’Institut de la Statistique en Polynésie (ISPF)

– 65 % des étudiants inscrits à l’Université sont des femmes (72% en Études de lettres, langues et sciences humaines ; 88% en Filière Master Métiers de l’Enseignement ; 68% en Droit, économie-gestion ; et 50% en Sciences, technologies et santé).

Certaines filières sont majoritairement féminines, comme le droit (comme en France métropolitaine), cela se constate au Palais de justice de Papeete qui comporte 113 femmes pour 44 hommes, dont 25 femmes Magistrats (Cour et tribunal) pour 20 hommes.

Pour en revenir à votre question et mes observations sur la condition féminine, je crois qu’il faut insister sur le fait que les mentalités ont changé : les femmes en Polynésie font moins d’enfants et font plus d’études. Elles font des enfants moins jeunes et se marient plus tardivement, elles souhaitent – comme les jeunes hommes – bénéficier de temps pour leur bien-être. Cette demande peut les rendre moins carriéristes que certaines de leurs aînées.

Cette réalité ne saurait cacher d’autres aspects plus sombres du monde du travail, notamment les inégalités salariales qui perdurent dans certains secteurs (même si les écarts se réduisent) ou le harcèlement sexuel, un fléau encore peu dénoncé.

Justement, ces dernières années, le harcèlement sexuel, que ce soit dans la rue ou au travail, a été largement dénoncé de par le monde. On pense notamment aux affaires Weinsein/Epstein, aux hashtags #MeToo et #BalanceTonPorc. Observe-t-on la même vague en Polynésie ?

L’expression est encore trop rare en Polynésie. Quelques femmes très courageuses ont porté plainte pour harcèlement sexuel au travail, elles subissent l’effet « double peine », après le harcèlement, elles doivent entreprendre le parcours de la dénonciation, c’est une véritable épreuve à cause de leur environnement. En effet, à la différence des grandes villes, nos îles sont des microcosmes où tout le monde se connaît, où les harceleurs, ou violeurs, ont du pouvoir sur des quartiers entiers, des familles. Dénoncer un viol dans certaines îles implique une exfiltration de la personne pour sa protection. Beaucoup de femmes renoncent à porter plainte à cause de cela. Il n’y a pas d’équivalent de « Balance ton porc » en Polynésie, pour ces raisons précisément de trop grande proximité.

Dans ce nouveau numéro, vous vous intéressez également à la filière polynésienne fruits et légumes. Comment se porte-t-elle ? 

Après l’arrêt du Centre d’expérimentation nucléaire du Pacifique (CEP) en 1995, la Polynésie a dû se reconstruire une économie agricole. Dès les années soixante, la main-d’œuvre avait déserté le secteur primaire pour aller travailler sur les sites du CEP, ou à Tahiti où se concentrait l’activité économique. Il a fallu relancer la filière fruits et légumes pour ne plus dépendre des importations.

Aujourd’hui la filière couvre 59 % de nos besoins en fruits et 41 % de nos besoins en légumes, mais nos besoins ne cessent d’augmenter portés par la poussée démographique et l’évolution des comportements alimentaires. En effet, notre goût pour une nourriture plus saine, notamment pour le bio, commence à être perceptible à travers les chiffres de l’importation de fruits et légumes.

Magazine Dixit 2019-2020-page 213

Afin de protéger et valoriser la production locale, les importations de fruits et légumes sont donc contingentées : des quotas d’importation saisonniers sont définis afin de faire face à l’insuffisance de la production locale. Ils sont déterminés, produit par produit, lors d’une conférence agricole mensuelle.

Mais, on ne peut se baser que sur les chiffres de la production locale et des importations pour avoir une bonne photographie de la réalité polynésienne. Une étude réalisée par le CIRAD et le Ministère de l’Agriculture estimait que les deux tiers de la production agricole s’écoulaient dans ce circuit informel (autoconsommation, vente directe et bord de route). De plus en plus de personnes font leur potager pour répondre à leurs besoins avec des produits sains. Un fort mouvement vers l’agriculture biologique est engagé depuis une dizaine d’années, Il y a désormais 200 exploitations certifiées bio en Polynésie.

Vous y abordez également les concessions d’électricité dans les îles et l’ouverture à la concurrence : pourriez-vous nous en dire plus sur ce sujet ?

En septembre 2020, les contrats de concession de distribution publique d’énergie électrique qui lient dix communes des îles et EDT Engie toucheront à leur fin. Compte tenu des délais de la procédure pour les délégations de service public, la plupart des communes concernées ont d’ores et déjà demandé le prolongement de cette concession pour un an. Par ailleurs, les collectivités estiment que l’ouverture à la concurrence ne peut se faire avec le système de péréquation du prix de l’électricité entre toutes les îles actuellement géré par EDT Engie. Le texte d’un nouveau système de péréquation géré par le Pays vient d’être finalisé et devrait être présenté à l’Assemblée de Polynésie dans les jours qui viennent.

Si certaines communes ont pu souhaiter reprendre la main en matière d’électricité, les nouveaux enjeux économiques – augmenter le mix énergétique en EnR, garantir le bon entretien du matériel – vont les contraintes à plus de réalisme. Elles souhaiteront bâtir un partenariat gagnant/gagnant avec un concessionnaire capable d’assurer dans la durée un service électrique de qualité.

Est-ce que les îles pourraient être énergétiquement autosuffisantes ?

Il faut déjà différencier les îles hautes des îles basses (atolls) ; certaines îles hautes peuvent accueillir des installations hydroélectriques, dont la technologie Smart Hydro par exemple, qui est simple et robuste et pose doncmoins de problèmes de maintenance. Nous avons expérimenté sur plusieurs îles des éoliennes, ce fut toujours au bout du compte un échec pour des raisons que je détaille dans le magazine.

Sur les atolls, c’est l’énergie solaire qui est l’EnR la plus adaptée… À condition de gérer l’évacuation des équipements en fin de vie : batterie et panneaux solaires très polluants pour la nappe phréatique.

Barrage hydraulique dans une vallée de Tahiti (illustration)

Barrage hydraulique dans une vallée de Tahiti (illustration)

Nous ne pouvons espérer aujourd’hui une autonomie énergétique totale en Polynésie, mais l’hydroélectricité et l’énergie solaire permettent un mix énergétique remarquable : 33 % d’énergies renouvelables. La Polynésie dépasse largement le taux d’EnR de la Métropole qui est de 16 %. L’île de Tahiti seule, avec une moyenne annuelle de 40 % d’EnR, dépasse l’île de la Réunion qui produit en moyenne 34 % d’EnR et est considérée par la France comme le laboratoire d’exploitation des énergies renouvelables. Nous pouvons espérer que dans les années à venir de nouvelles technologies éprouvées nous aiderons à dépasser ce taux.

2020 sera une année marquante pour la Polynésie, d’un point de vue politique surtout, avec l’arrivée du président de la République. Il y tiendra notamment un One Planet Summit avec les États insulaires du Pacifique et sera certainement confronté au sujet des essais nucléaires. Quel est votre regard de journaliste à ce sujet ? Comment l’État pourrait cicatriser ce passé qui est encore « sensible » (des mots du président Fritch) dans ses relations avec la Collectivité ?

Si les dates ne changent pas – 16, 17 et 18 avril – ce sera un séjour extrêmement court. Dans ce bref délai, sera intégrée la tenue de cette réunion internationale One Planet Summit, ce qui laissera peu de temps au président pour aller à la rencontre des populations, notamment dans les îles. Fera-t-il un geste fort comme une visite de Moruroa ou de l’atoll de Tureia (l’atoll le plus proche des sites nucléaires de Moruroa) pour aborder le passé douloureux du nucléaire ? Nous ne le savons pas encore.

Dominique Morvan, journaliste et coordinatrice éditoriale du Dixit

Dominique Morvan, journaliste et coordinatrice éditoriale du Dixit

Lors de son voyage en 2016, le président Hollande avait fait un discours sur la reconnaissance de la dette nucléaire : « Je le dis solennellement devant vous. Je reconnais que les essais nucléaires menés de 1966 à 1996 ont eu un impact environnemental, provoqué des conséquences sanitaires », il espérait ainsi « tourner la page du nucléaire ». De toute évidence, elle ne l’est pas, tout d’abord parce que reconnaissance n’est pas demande de pardon, et surtout parce que la loi Morin prévoyant l’indemnisation des victimes des essais nucléaires ne satisfait toujours pas la population. Le Conseil économique, social, environnemental et culturel (Cesec) a émis le vœu d’une nouvelle révision de la loi Morin qui permettrait : « une véritable réparation des préjudices subis par les victimes de la Polynésie française et le remboursement à la CPS des frais occasionnés suite aux effets des maladies radio-induites ».

Dixit en ligne 2019-20