Rentrée Scolaire- Histoire: Lycée Sadi Carnot, ancien hôpital militaire devenu 1er lycée de la Guadeloupe

Rentrée Scolaire- Histoire: Lycée Sadi Carnot, ancien hôpital militaire devenu 1er lycée de la Guadeloupe

A l’occasion de cette rentrée scolaire, Outremers 360 vous propose de découvrir ou de redécouvrir ces établissements scolaires qui ont formé des générations d’hommes et de femmes en Outre-mer. Pour ce premier article de cette série, focus sur le lycée polyvalent Sadi Carnot à Pointe-à-Pitre en Guadeloupe.

Situé au 28, rue Jean-Jaurès à Pointe-à-Pitre, le lycée Sadi Carnot est un véritable témoin du patrimoine guadeloupéen. Créé dans la première moitié du xixe siècle, les bâtiments abritent en premier lieu l’hôpital militaire de la Marine nationale ravagé sucessivement par un cyclone puis par un incendie.
Au début des années 1880, le guadeloupéen Alexandre Isaac- directeur de l’intérieur à la Guadeloupe – ayant à coeur la mise en place d’un enseignement public, lance un ambitieux programme scolaire inspirée des idées que faisaient alors circuler Jules Ferry en métropole. Jusqu’ici l’instuction scolaire est confiée aux Frères Ploermel et les Soeurs Cluny qui ont la charge de l’enseignement primaire.

Le tout premier lycée de Guadeloupe sera inauguré le 1er septembre 1883. 115 élèves furent reçus pour la première rentrée. Toutefois, pour être admis comme élève au Lycée de la Guadeloupe, il faut être âgé de sept ans au oins et savoir lire et écrire, fournir son acte de naissance et un certificat de vaccination. Les familles doivent s’acquitter d’une rétribution pour l’année, allant de 250 francs pour une élève externe à 800 francs pour un pensionnaire.

Le lycée de la Guadeloupe prend en 1895 le nom de lycée Carnot en hommage au président français assassiné Sadi Carnot. A partir de 1934, l’enseignement secondaire devient gratuit. Le 1er juillet 1937, Félix Eboué alors Gouverneur de la Guadeloupe y prononce son célebre discours « Jouer le Jeu » lors de la distribution du Prix du Lycée.

Noms de récipendiaires du Prix du Gouverneur © Facebook Lycée Carnot 971

Noms de récipendiaires du Prix du Gouverneur © Facebook Lycée Carnot 971

Noms de récipendiaires du Prix du Gouverneur © Facebook Lycée Carnot 971

Noms de récipendiaires du Prix du Gouverneur © Facebook Lycée Carnot 971

Avant sa transformation en lycée, Le bâtiment principal de cet ancien hôpital militaire , en forme de U, comprenait les chambres pour les malades qui ouvraient sur une galerie intérieure. Autour du bâtiment se trouvaient une trentaine d’annexes. Désormais sa cour ombragée de manguiers plus que centenaires, son escalier monumental, ses galeries et ses caves font partie du patrimoine urbain et inscrits au registre des Monuments historiques de France depuis 1979.

 

En plus de cent-ans le lycée Carnot a contribué à former de nombreuses élites guadeloupéennes tels que le prix Nobel de Littérature Saint-John Perse, le Prix Nobel de Physique Raoul Georges Nicolo, les hommes politiques Hégésippe Légitimus, Paul Lacavé, l’ancien maire pointois Henri Bangou ou encore les écrivains Ernest Pépin, Sonny Rupaire.

Discours prononcé lors du centenaire du Lycée Carnot par la proviseure Eliane Vespasien qui dirigera ce lycée de 1979 à 2000

 

Lycée Carnot, à Pointe-à-Pitre, le 1er juillet 1937- Discours du Gouverneur Félix Éboué- Jouer le Jeu

À cette jeunesse que l’on sent inquiète, si incertaine devant les misères de ces temps qui sont les misères de tous les temps ; à cette jeunesse, devant les soucis matériels à conjuguer ; à cette jeunesse dont on veut de part et d’autre, exploiter les inquiétudes pour l’embrigader ; à cette jeunesse qui me fait penser à ce mot de GUYAU : « pour connaître et juger la vie il n’est pas besoin d’avoir beaucoup vécu, il suffit d’avoir beaucoup souffert  » ; à cette jeunesse, généreuse et spontanée, n’ai-je pas le devoir, me tournant vers elle, de l’adjurer à mon tour de rester indépendante.

N’ai-je pas pour obligation de lui dire: ne te laisse pas embrigader, ne souffre pas que l’on t’enseigne comme suprême idéal le fait de marcher au pas, en colonnes parfaites, de tendre la main ou de montrer le poing. En l’acceptant, tu consacreras le triomphe de la lettre au détriment de l’esprit, parce qu’on t’aura enseigné que le rite tient lieu de culte.
Ne devons-nous pas conserver à cette jeunesse ses qualités essentielles : l’indépendance, la fierté, l’orgueil, la spontanéité, le désintéressement ?
Je ne résiste pas, quant à moi, au désir de vous indiquer, mes jeunes amis, une autre formule qui permet de gagner, sinon à tous les coups, mais de gagner sûrement en définitive.
« Soyez sportifs ! Soyez chics !… « 
Je vous dirai : « Jouez le jeu !« 
Jouer le jeu, c’est être désintéressé.
Jouer le jeu, c’est réaliser ce sentiment de l’indépendance dont je vous parlais il y a un instant.
Jouer le jeu, c’est piétiner les préjugés, tous les préjugés, et apprendre à baser l’échelle des valeurs uniquement sur les critères de l’esprit. Et c’est se juger, soi et les autres, d’après cette gamme de valeurs. Par ainsi, il vous sera permis d’affirmer et de faire admettre que les pauvres humains perdent leur temps à ne vouloir considérer que les nuances qui les différencient, pour ne pas réfléchir à trois choses précieuses qui les réunissent: les larmes que le proverbe africain appellent « les ruisseaux sans cailloux ni sable », le sang qui maintient la vie et, enfin, l’intelligence qui classe ces humains en hommes, en ceux qui ne le sont pas ou qui ne le sont guère ou qui ont oublié qu’ils le sont.
Jouer le jeu, c’est garder farouchement cette indépendance, parure de l’existence; ne pas se laisser séduire par l’appel des sirènes qui invitent à l’embrigadement, et répondre, en pensant aux sacrifices qu’elles exigeraient en retour :
Quelle mère je quitterais ! Et pour quel père !
Jouer le jeu, c’est savoir prendre ses responsabilités et assumer les initiatives, quand les circonstances veulent que l’on soit seul à les endosser; c’est pratiquer le jeu d’équipe avec d’autant plus de ferveur que la notion de l’indépendance vous aura appris à rester libres quand même. Jouer le jeu consiste à ne pas prendre le ciel et la terre à témoin de ses déconvenues, mais, au contraire, à se rappeler les conseils laminaires d’Épictète à son disciple: il y a des choses qui dépendent de nous; il y a des choses qui ne dépendent pas de nous ».
Jouer le jeu, c’est savoir tirer son chapeau devant les authentiques valeurs qui s’imposent par la qualité de l’esprit et faire un pied de nez aux pédants et aux attardés.
Jouer le jeu, c’est accepter la décision de l’arbitre que vous avez choisi ou que le libre jeu des institutions vous a imposé.
Jouer le jeu, c’est, par la répudiation totale des préjugés, se libérer de ce qu’une expression moderne appelle le complexe d’infériorité. C’est aimer les hommes, tous les hommes, et se dire qu’ils sont tous bâtis selon la commune mesure humaine qui est faite de qualités et de défauts.
Jouer le jeu, c’est mépriser les intrigues et les cabales, ne jamais abdiquer malgré clameurs ou murmures et poursuivre la route droite que l’on s’est tracée.
Jouer le jeu, c’est pouvoir faire la discrimination entre le sourire et la grimace; c’est s’astreindre à être vrai envers soi pour l’être envers les autres.
Jouer le jeu, c’est se pénétrer que ce n’est pas en tuant Caliban que l’on sauvera Ariel [dans La Tempête de William Shakespeare: Caliban incarne l’esclave opprimé et rebelle et Ariel le collaborateur].
Jouer le jeu, c’est respecter l’opinion d’autrui, c’est l’examiner avec objectivité et la combattre seulement si on trouve en soi les raisons de ne pas l’admettre, mais alors le faire courageusement et au grand jour.
Jouer le jeu, c’est respecter nos valeurs nationales, les aimer, les servir avec passion, avec intelligence, vivre et mourir pour elles, tout en admettant qu’au delà de nos frontières, d’authentiques valeurs sont également dignes de notre estime, de notre respect. C’est se pénétrer de cette vérité profonde que l’on peut lire au 50e verset des Vers d’Or [attribués à Pythagore, IIIè ou IVè siècle]: « .. Tu sauras, autant qu’il est donné à l’homme, que la nature est partout la même.. » et comprendre alors que tous les hommes sont frères et relèvent de notre amour et de notre pitié.
Jouer le jeu, dès lors, c’est s’élever contre le conseil nietzschéen du diamant au charbon ;: « Sois dur ! » Et affirmer qu’au-dessus d’une doctrine de la force, il y a une philosophie du droit.
Jouer le jeu, c’est proclamer qu’on ne « prend pas pour juge un peuple téméraire » et poursuivre son labeur sur le chemin du juste et de l’humain, même lorsque les docteurs et les pontifes vous disent qu’il est trop humain.
Jouer le jeu, c’est préférer à Wotan, Siegfried, « toute puissance de la jeunesse et spontanéité de la nature ».
Jouer le jeu, c’est refuser les lentilles pour conserver son droit d’aînesse.
Jouer le jeu, c’est fuir avec horreur l’unanimité des adhésions dans la poursuite de son labeur. C’est comprendre Descartes et admettre Saint Thomas; c’est dire : « Que sais-je ? » avec Montaigne, et « Peut-être ! » avec Rabelais. C’est trouver autant d’agrément à l’audition d’un chant populaire qu’aux savantes compositions musicales. C’est s’élever si haut que l’on se trouve partout à son aise, dans les somptueux palais comme dans la modeste chaumière de l’homme du peuple; c’est ne pas voir un excès d’honneur quand on est admis là, et ne pas se sentir gêné quand on est accueilli ici; c’est attribuer la même valeur spirituelle au protocole officiel, à l’académisme, qu’au geste si touchant par quoi la paysanne guadeloupéenne vous offre, accompagnée du plus exquis des sourires, l’humble fleur des champs, son seul bien, qu’elle est allée cueillir à votre intention.
Jouer le jeu, enfin, c’est mériter votre libération et signifier la sainteté, la pureté de votre esprit.