©Moana’ura Teheiura
Danser aujourd’hui ? Pour la grande majorité des danseurs de Ori Tahiti en Polynésie, la danse est une forme de quête, ou de revendication identitaire. Pourtant la manière dont les Polynésiens dansent encore est le fruit de la colonisation culturelle et spirituelle. Il a beaucoup été écrit et filmé sur la danse tahitienne, le Ori Tahiti. Cependant, peu existe sur l’évolution de la manière d’exécuter cette danse, reflet d’une culture en renaissance. Joëlle Berg, professeure de danse tahitienne et une des grandes expertes en la matière, a enquêté sur l’évolution du Ori Tahiti, de son interdiction à aujourd’hui, en passant par les décennies de sa résistance.
Jusque dans les années 50, danser était encore mal considéré, regardé comme indécent.
« Loi concernant les danses et les chants qui troublent ce séjour et font croître le mal (1) sur cette terre, ainsi que tous les usages susceptibles de produire le trouble ». Ainsi que débute le préambule de la loi VI du code indigène de 1842, rédigé par le missionnaire britannique Georges Pritchard, juste avant le protectorat français.
Cette conception de la danse et de la musique va marquer la pratique de la danse et de la musique traditionnelle pendant plus d’un siècle. L’évolution de la danse tahitienne dans la seconde partie du 20ème siècle a été dictée par des considérations directement issues de la colonisation culturelle et spirituelle. Jusque dans les années 50, danser était encore mal considéré, regardé comme indécent : les filles de mauvaise vie se produisaient en public, ou s’adonnaient à la danse dans les bars et les dancings de l’époque.
Un art déconsidéré, une danse interdite
Pour comprendre la manière dont nous dansons aujourd’hui le Ori Tahiti, il faut comprendre que l’histoire de la danse est intimement liée à l’histoire de la Polynésie. Au début du 19ème siècle, l’évangélisation par les missionnaires de la London Missionnary Society aboutit à la conversion toute politique du roi Pomare II. Depuis 1819, date du premier code Pomare, jusqu’au premier « Heiva » de 1881, la pratique de la danse est brimée. Elle est « l’œuvre du malin ». Mais ce n’est que le code indigène de 1842 qui l’interdit formellement. La loi stipulait ainsi que les danseurs et ceux qui se rassemblaient pour les regarder danser seraient punis d’une amende de 50 brasses de travail par individu et 10 brasses d’étoffe à confectionner pour les femmes (environ 400 Fcfp ou 3 euros d’aujourd’hui).
Au moment du contact avec les Occidentaux, deux pratiques de la danse coexistaient : les danses populaires, pratiquées par la quasi totalité de la population, davantage sous forme de jeu, et les danses plus savantes, qui donnaient lieu aux représentations données par les Arioi (encadré). La confrérie des artistes professionnels qu’étaient les Arioi est dissoute et interdite dès 1819, sous l’influence des missionnaires britanniques. Leurs activités étaient intimement liées au culte du Dieu Oro. On sait peu de choses de leurs danses, si ce n’est qu’elles étaient différentes des danses populaires pratiquées quotidiennement par le peuple. Les Arioi devaient suivre un entrainement très sérieux pour la préparation de leurs spectacles. La confrérie comportait 7 grades, plus les novices.
De la répression au premier Heiva
Durant plus de 60 ans, l’administration coloniale va ponctuellement lever l’interdiction de danser en public. Mais les débordements et troubles à l’ordre public résultant des réunions où l’on dansait ont toujours conduit à maintenir l’interdit, jusqu’en 1882. En 1848, la Polynésie, dont la première colonisation fut britannique, devient protectorat français. En 1882, elle devient colonie française. L’initiative du premier Heiva, premier concours de danse et de chants, revient au gouverneur Bruat. C’est pour célébrer la fête nationale qu’il institue le premier Heiva, que l’on appellera « Tiurai » (juillet en tahitien, comme commémoration des fêtes du 14 juillet) jusqu’en 1984. De la fin du 19ème siècle au milieu des années 50, la danse vivote. Elle commence à séduire les premiers touristes, les voyageurs célèbres de passage dans les îles. Ce sont eux qui nous ont laissé des images et des films de ce que fut le ori Tahiti au 20ème siècle, avant le « grand tournant » que nous devons à Madeleine Mou’a, institutrice de son état. Au cours d’une maladie qu’elle partit soigner en France, elle fit un séjour en Bretagne. La découverte des danses bretonnes et la vivacité du folkore breton furent pour elle une révélation.
Dès lors, de retour à Tahiti, Madeleine n’eut de cesse de redonner à la danse ses lettres de noblesse. Pour cela elle crée le premier groupe de danse professionnel, qu’elle nomme « Heiva ». Madeleine Mou’a introduit la première modification dans la manière de danser le Ori Tahiti au milieu des années 50. Pour redorer l’image de la danse, elle sollicite la participation des jeunes filles « de bonne famille ». Pour que les parents laissent leurs filles participer, elle modifie la manière de danser, les jambes écartées, alors considérée vulgaire et profondément aguicheuse. Ainsi fit-elle danser ses « filles » pieds et genoux serrés. On enseigne encore aujourd’hui dans certaines écoles que les malléoles et les genoux doivent « se frotter » !
Le lien de la danse avec la sexualité se trouvait ainsi bien moins évident. Cette position interdit l’exécution de nombreux pas, mais le groupe Heiva rencontre très vite un énorme succès, qui va faire des émules. Cependant, tous ne se produiront pas pieds et genoux serrés, notamment les groupes des îles et des districts. Danser les pieds serrés ne remonte donc pas à la nuit des temps : cela répond à une considération d’ordre esthétique et à une conception de la décence purement occidentale. Jusque là, les films et images en témoignent, les femmes dansent les jambes écartées, souvent sur la pointe des pieds. Ce que nous appelons maintenant « Ori Tahiti ». Cette manière de danser constitue aujourd’hui une figure de style, ou une manière de danser que l’on utilise ponctuellement dans certaines chorégraphies, et à l’occasion du concours de soliste inclus dans le Hura Tapairu.
Ainsi les motivations qui ont conduit à danser avec les pieds et genoux serrés n’ont absolument aucun lien avec la tradition initiale de la danse tahitienne avant le milieu du 20ème siècle. Selon les principes de l’anatomie du mouvement, elle est en outre néfaste pour les genoux.
Les années 70: Une nouvelle manière de danser
La seconde modification de la manière de danser intervient à partir de 1971 : il s’agit de danser les pieds à plat, en gardant les talons collés au sol. Elle est le fruit de la réflexion d’un homme d’influence, Alexandre Moeava Ata qui était alors au début de sa longue carrière administrative et politique. Il était à l’époque à la tête de l’office de développement du tourisme. Cet organisme était en charge de l’organisation du Heiva, le « Tiurai » comme on l’appelait à l’époque. Alexandre Ata avait alors constaté un manque total d’homogénéité dans la manière de danser et la manière de faire des multiples groupes qui désormais participaient au concours de danse. Chacun y allait de sa façon; chacun voulant se distinguer en introduisant telle ou telle « nouveauté » inspirée d’éléments étrangers à la culture purement polynésienne.
La plupart des danseuses dansaient encore sur la pointe des pieds, ou à tout le moins les talons levés. Pour Alexandre Ata, tout comme la danse, la musique se devait aussi de suivre certaines règles, afin de préserver la « tradition ». C’est donc à l’initiative de l’office de développement du tourisme que les chefs de groupe furent convoqués pour donner leur avis sur ce qui allait être le code de la danse. Un concept qui pour être en soi excellent, est tombé dans l’oubli, et n’a pas tenu ses promesses. Aujourd’hui, très peu de monde se souvient qu’il y eut un code de la danse, et que nombre d’éléments considérés comme remontant à la nuit des temps ont été introduits, ou fixés dans le marbre, à ce moment là : en 1971, et pas avant.
Concernant la pratique de la danse, il fut décidé d’imposer la danse talons au sol, pour des raisons d’esthétique et d’homogénéisation, au sein d’un corpus de règles qui n’existaient pas jusqu’alors. L’enfer étant pavé des meilleures intentions, ceci allait conduire à une aberration totale. L’axe du corps étant toujours dans l’avant pied, danser le poids du corps rivé dans les talons conduit à de graves déséquilibres et pour la plupart des danseuses, induit une compensation avec le dos.
Les années 80: Des recherches sur la tradition et quête d’identité
À la fin des années 80, la danse traditionnelle est introduite au conservatoire artistique. C’est à partir de là que les professeurs, Paulina Morgan et Louise Kimitete (dite « Mamie Louise »), vont faire des recherches sur le mouvement, et sur les pas de danse. Elles se sont basées pour cela sur les textes des navigateurs, au moment du contact avec l’occident, sur d’anciens récits, et sur l’observation empirique des danseuses en mouvement. De leur travail est né l’enseignement que le conservatoire dispense. Paulina, puis Mamie Louise ont donc commencé à enseigner à danser en martelant le sol avec les talons, car la base des techniques de danse découle de la marche. Paulina était connue pour faire danser les filles de son groupe, Tiare Tahiti, les jambes écartées. Dans les années 80, cela faisait encore débat. Danser les jambes serrées interdisait en effet l’exécution d’un très grand nombre de pas.
C’est de leur travail que la variété des pas et les techniques de danse enseignées aujourd’hui sont issues : Paulina et Mamie Louise ont effectué un travail de réappropriation de la danse. Elles ont largement retrouvé la trace de pas anciens que la conception occidentale de la décence et de l’esthétique avaient rayés du répertoire. L’exécution de ces pas fait encore débat, entre ceux qui prétendent qu’ils ne sont pas « traditionnels », et ceux qui affirment le contraire. À cette recherche sur les pas anciens s’est ajoutée une recherche créative, pour faire évoluer les pas dans un sens plus moderne. Ceci n’est pas le seul fait du conservatoire, mais aussi de chorégraphes comme Jean-Marie Biret ou encore, dans un style tout différent, de Moana’ura Teheiura.
La danse étant un art vivant, nul ne saurait condamner la démarche. Il n’en reste pas moins que la contestation règne. Quoi qu’il en soit, si nul ne sait exactement comment l’on dansait en 1769, il est certain que les femmes de l’époque, Arioi ou femmes du peuple, n’exécutaient pas la danse les jambes furieusement serrées et les talons collés au sol.
Transmettre en regardant l’avenir
Si à Tahiti certains sont conscients de ces évolutions de la danse, le changement pour un retour en arrière, en quelque sorte, ne va pas toujours de soi. Il est parfois difficile de revenir sur des acquis et que l’on applique depuis plus d’une génération, croyant en toute bonne foi que c’est là la tradition pure et dure, remontant à la nuit des temps. Il semble néanmoins important de comprendre l’évolution, et éviter de transmettre une manière de danser qui, lorsque l’on danse énormément, peut avoir de fâcheuses conséquences pour le corps.
Aujourd’hui, la danse tahitienne essaime dans le monde entier, de manière quasi exponentielle. Une version fitness du « Ori Tahiti » est en particulier de plus en plus populaire non seulement à Tahiti, mais au Japon, au Mexique, aux États-Unis et en France et, jusqu’en Espagne. Nous dansons aujourd’hui avec techniques de danse sophistiquées, contraignantes, souvent exécutées par des corps qui n’y sont pas du tout préparés. De plus, nous transmettons ces techniques à des centaines de milliers de personnes dans le monde, qui nous observent en continu sur la toile. Il est donc de notre responsabilité de nous pencher sur la relation entre la pratique intensive de la danse et la santé.
Nous avons maintenant grand besoin de savoir analyser ce que fait le corps dans la pratique de la danse. Nous avons besoin de transmettre des pratiques qui conduisent à une meilleure exécution, à un meilleur confort du mouvement, mais surtout qui ne risquent pas d’endommager le corps quand les danseurs prennent de l’âge. Échauffement et étirements sont une nécessité, mais font encore bien peu partie des pratiques habituelles. D’autant plus que les initiations à la danse commencent dès l’âge de 3 ans, dans le cadre des programmes scolaires ou en école de danse.
Devant la complexification des techniques de danse, le recours à la science médicale ne peut être que l’étape suivante de l’évolution de la manière d’exécuter la danse. Dans cette perspective, le secours de l’anatomie du mouvement et son prolongement pratique, l’analyse fonctionnelle corporelle du mouvement dansé appliquée au Ori Tahiti sont maintenant devenus plus que nécessaires. La danse tahitienne est un art vivant qui appartient à une culture vivante. La préservation de la tradition est indispensable, mais l’évolution est, comme partout, inévitable et considérer les conséquences de cette évolution est indispensable.
(1) Le mal était donc associé à la pratique de coutumes traditionnelles qui pendant des siècles avaient rythmé la vie polynésienne.
Les Arioi
Les Arioi constituaient une confrérie d’artistes « professionnel ». Leurs pratiques étaient liées à la religion, et certains Arioi étaient également des guerriers. La plupart de leurs pratiques sont restées incomprises, car si les Occidentaux étaient généralement admis à leurs représentations, la signification ne leur a jamais été explicitement divulguée. Certains rites étaient secrets et aucun étranger n’y était admis. Pour plus d’informations, lire, entre autres, la seconde partie du livre de A. Babadzan, Les dépouilles des dieux, essai sur la religion tahitienne à l’époque de la découverte.
Joëlle Berg pour le Dixit Magazine, partenaire d’Outremers360