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Cette semaine, Alexandre Juster, chroniqueur Histoire & Culture d’Océanie, nous plonge dans les origines et les significations des cultes du cargo, « des mouvements issus d’une part de la confrontation aux autorités coloniales et d’autre part à l’adaptation aux transformations et aux ruptures engendrées par l’économie de marché ». De la Papouasie-Nouvelle-Guinée au îles Fidji, découvrez ces cultes qui s’appuient à la fois sur la modernité et les traditions réactualisées.
Les cultes du cargo sont des mouvements issus d’une part de la confrontation aux autorités coloniales et d’autre part à l’adaptation aux transformations et aux ruptures engendrées par l’économie de marché. Ils sont apparus en Mélanésie à la fin du XIXème siècle et sont encore pratiqués dans certaines îles, aux Iles Salomon, à Fidji, à Tanna au Vanuatu ou à Madang en Papouasie – Nouvelle-Guinée.
Ces pratiques rituelles sont fondées sur une croyance d’une partie de la population selon laquelle les marchandises occidentales amenées par avions ou bateaux « cargo » ne pouvaient avoir qu’une origine divine. En effet, on ne voyait jamais les Occidentaux produire les biens de consommation qui remplissaient abondamment les magasins, débarqués quelques temps auparavant des cales des avions et bateaux cargos.
On peut expliquer le développement du culte du cargo par la volonté paradoxale d’accéder aux nouveaux biens économiques et le désir de préserver sa dignité. Dans certaines sociétés mélanésiennes, on devient chef par l’accumulation de titres et de biens, l’appartenance de ces biens s’inscrit donc dans le réseau des relations sociales communautaires et de prestige entre les groupes.
On comprend mieux pourquoi si le « cargo » et son secret demeurent inaccessibles aux habitants, ils se trouvent relégués dans une position d’infériorité. Et de fait, ces cultes du cargo exprimèrent souvent le mécontentement de leurs adeptes devant la place inférieure qui leur était faite dans des sociétés coloniales.
Tout d’abord limité à des échanges avec les beachcombers, les cultes du cargo ont été popularisés par les cultes liés au départ des Américains à la fin de la seconde guerre mondiale. Les troupes américaines stationnèrent entre 1942 et 1946 dans des régions isolées de Papouasie, des Nouvelles-Hébrides ou des Iles Salomon : 50.000 GI’s s’installèrent à Guadalcanal, 300.000 aux Nouvelles-Hébrides.
Ces troupes arrivaient avec leurs matériels, des caisses et des caisses de matériel ; tous les jours, elles recevaient des rations alimentaires comportant des aliments bien souvent inconnus des populations locales: barres chocolatées, conserves de fruits ou de viande, cigarettes et alcool.
A la fin de la guerre, les Américains quittèrent, aussi soudainement qu’ils étaient venus, leurs bases mélanésiennes. L’incompréhension fut totale.
De nombreux cultes du cargo furent alors créés pour faire revenir les Américains et leurs richesses : entretien minutieux de pistes d’aviation abandonnées, construction d’avions en bois afin de faire revenir leurs homologues, construction de station radio en bois où des opérateurs radio demandaient – à l’instar des Américains pendant la guerre – l’envoi de médicaments et de nourritures par avion cargo… Ces idées cargoïstes visaient à affirmer l’autonomie des populations – on pouvait en faisant appel aux ancêtres jouir de biens manufacturés, tout en se passant de l’administration coloniale. Si la plupart des cultes du cargo ont aujourd’hui perdu de leur ferveur et de leur mobilisation, ils n’ont pas complètement disparu.
A Tanna dans le sud du Vanuatu, le mouvement John Frum reste de nos jours bien implanté. Apparu en 1939, le prophète « John Frum » promettait maisons, nourritures et moyens de transport à ses fidèles. Quelques années après un bref passage sur l’île, les Américains débarquèrent, faisant des déclarations de John Frum une prophétie. Les John Frum ne se sont pas opposés aux Occidentaux, mais ils prônaient un retour aux traditions (le « kam bak long kastom » en bislama) en permettant à leur fidèle de s’affranchir de la colonisation.
Le mouvement apparut au grand jour le 16 avril 1941 : les autochtones dépensèrent dans la journée toutes leurs économies et informèrent la dizaine de colons de l’île qu’ils refuseraient désormais tout travail salarié sur leurs plantations. Le 11 mai, survint un fait considéré comme plus grave : seuls huit Mélanésiens allèrent aux offices presbytériens !
En représailles à ces actes de rébellion, le résident britannique engagea une politique de répression : le village des principaux leaders fut brûlé, les « responsables » furent emprisonnés et il fut interdit de prononcer le nom de John Frum. Ces mesures durèrent jusqu’en 1957, quand le pouvoir colonial se rendit compte qu’il créait des martyrs. Le mouvement fut alors toléré, et l’église fut contrainte d’accepter un certain nombre de pratiques traditionnelles, comme l’absorption du kava.
Dans les années 1970, le mouvement se politisa en réaction aux velléités des indépendantistes de créer une république centralisée. Dans leur projet, les traditions de chaque île se seraient retrouvées noyées dans la masse bureaucratique. Les John Frum se prononcèrent, en vain, pour la sécession de Tanna. Aux premières élections de 1979, le « John Frum party » gagna un siège au parlement ni-vanuatu.
Le mouvement cargoïste John Frum se fragmenta au cours de son existence. Parmi ses déclinaisons, il y en eut une assez…monarchique ! Pour certains habitants de Tanna, la divinité Karapanenum incarné dans John Frum aurait quitté l’île sur un bateau de l’US Navy pendant la Seconde Guerre Mondiale. Ce chef aurait participé ensuite en 1947 à une compétition réunissant tous les « big men » de la planète afin qu’Elizabeth II choisissât un époux. Ses pouvoirs de « big man » lui ont permis de triompher de devenir prince-consort. Depuis, le Prince Philip, Duc d’Edimbourg et époux de la Reine du Royaume-Uni est honoré par ces hommes qui le considèrent comme une divinité.
Lors de la visite du couple royal britannique aux Nouvelles-Hébrides en 1974, un villageois a même reconnu en le prince-consort l’esprit blanc parti depuis longtemps de l’île.
Informé de l’existence du culte, le prince Philip a envoyé en septembre 1978 aux habitants du village de Yaohnanen quelques cadeaux : une photo dédicacée et des pipes, cadeaux ô combien diplomatiques dans cette période marquée par les discussions autour de l’indépendance du condominium franco-britannique, indépendance encouragée par les Britanniques.
Les échanges de cadeaux continuèrent par la suite. En 2007, cinq villageois adeptes du « Prince Philip muvmen » furent reçus par le Prince en personne. Ils se retrouvèrent en face de la réincarnation de la divinité Karapanenum.
De son côté, Buckingham se borne et indique que ces échanges sont seulement « des gestes d’amitié ».
Loin d’être des curiosités touristiques, les cultes du cargo permirent de franchir le cap du passage de la vie ancestrale à l’intégration progressive d’une part acceptable par tous de la « modernité ». Ces rites sont loin d’être des nouvelles religions mais plutôt une marque d’un syncrétisme religieux s’appuyant sur la modernité et la tradition réactualisée.
Alexandre Juster, Ethno-linguiste, Responsable des Cours de Civilisation polynésienne à la Délégation de la Polynésie française à Paris
Pour en savoir plus :
Joël BONNEMAISON, La dernière île, Arléa éditions, 1986
Marc TABANI, Une pirogue pour le Paradis : le culte de John Frum à Tanna (Vanuatu), Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2008.
Patricia SIMEONI, Atlas du Vanouatou, Éditions Géo-Consulte, 2009