Histoire & Culture d’Océanie : Le rāhui, « une notion structurante de la société, en intime relation avec le pouvoir politique et le sacré », par Alexandre Juster

Histoire & Culture d’Océanie : Le rāhui, « une notion structurante de la société, en intime relation avec le pouvoir politique et le sacré », par Alexandre Juster

Cette semaine, la chronique Histoire & Culture d’Océanie d’Alexandre Juster revient sur le rāhui, un interdit polynésien ancestral qui « désigne la restriction partielle ou l’interdiction totale à la consommation ou au transport d’un bien dans un but de conservation ou de reconstitution des ressources ». Aujourd’hui, le  rāhui, pratiqué uniquement sur l’île de Rapa, est au coeur d’une polémique liée au projet de grande aire marine protégée portée par l’archipel des îles Australes et la fondation Pew, et qui se heurte au refus du gouvernement

Le dictionnaire de l’Académie tahitienne définit le rāhui comme une « Prohibition, restriction sur des terres, porcs, fruits, etc. ». La notion de rāhui, tout comme celle de mana, de tapu (tabou), est indissociable de la civilisation polynésienne pré-européenne. C’était une notion structurante de la société, en intime relation avec le pouvoir politique et le sacré.

Elle désigne la restriction partielle ou l’interdiction totale à la consommation ou au transport d’un bien (cochon, fruit ou poisson) dans un but de conservation ou de reconstitution des ressources. Mais dire que les Polynésiens avaient inventé le concept de « développement durable » serait un raccourci bien trop hâtif. Le rāhui, décidé par un chef pour une période qui pouvait atteindre une année entière, répondait plus de l’émanation de son autorité que d’une logique écologique. Bien entendu, le arii (chef) n’avait aucun intérêt à épuiser une ressource – surtout si, comme la tortue, elle lui était destinée- mais il devait avant tout imposer son autorité divine et sacrée sur la population. Une fois le rāhui levé, parfois au bout d’un an d’interdit, les aliments produits en nombre étaient redistribués en abondance.

Le Brahui s'appliquait autant aux ressources marines que terrestres ©DR

Le Brahui s’appliquait autant aux ressources marines que terrestres ©DR

Le plus souvent, on décrétait les rāhui en prévision de l’inauguration des marae (espaces pavés politico-religieux servant de temples). A cette occasion, les réjouissances pouvaient durer trois semaines à un mois, le ravitaillement étant assuré par la population du ou des districts qui a subi le rāhui. Dans son journal, James Morrison précise que « Chaque habitant se tient prêt tous les jours à une heure donnée, avec un cochon et une certaine quantité de légumes qui sont apportés au lieu du rendez-vous et là, l‘ensemble est divisé en dix-sept portions […] répartissant la nourriture parmi la population. Tout cela se fait dans la plus grande harmonie ne provoquant jamais de querelles. »
Le passant était averti d’un rāhui par l’accrochage d’un paquet de feuilles de bambou au premier arbre de chaque extrémité de la zone concernée et les denrées interdites par le rāhui étaient exposées, bien en vue.

Dans le passé, les rāhui frappaient soit un seul type de production, (rāhui māa pour les produits cultivés, rāhui ià pour la pêche ou encore rāhui peho pour les productions spontanées du fond des vallées) soit la totalité des productions d’un district ou de l’île. Décréter un rāhui total (rāhui o te ara roa) était un acte économique et politique important pour un chef qui affirmait de cette façon son autorité sur l’ensemble de l’île. Le respect de l’autorité de l’arii s’établissait en selon la relation qu’il entretenait avec les hommes d’un côté et, d’un autre côté avec les divinités. Mais la relation n’était jamais acquise, il fallait la réactiver en permanence par des cérémonies ; les ancêtres et les dieux font les hommes mais les hommes font aussi les ancêtres et les dieux, la vie et le statut des uns dépendent des autres.

En Polynésie, et dans toute l’Océanie, le pouvoir se mesure en terme de relationnel, on est riche de ce que l’on donne, et pour donner beaucoup il faut prévoir des réserves et imposer le rāhui. L’arii ne pouvait demeurer qu’arii en réussissant à faire converger les richesses produites par les membres de sa chefferie, de son réseau. S’il était déficient, les échanges se faisaient dès lors sans lui. Mis socialement à l’écart, il perdait son mana, son pouvoir divin qui lui conférait du sacré (raa).

©Tahiti Héritage

©Tahiti Héritage

Ne pas respecter un rāhui pouvait avoir de graves répercussions, l’histoire tahitienne regorge de références, ainsi la famille de Papara ne fut-elle pas déchue par les Ahurai en 1767 au fait de ne pas avoir respecté les règles du rāhui, ou encore, la famille régnante à Tautira qui fut exterminée, elle, suite à la transgression d’un rāhui.

Violer un rāhui c’est vouloir délibérément rompre les liens qui soutiennent la société. L’apparente rigidité de la tradition, dont les rites et les interdits infusaient le quotidien, ne servait qu’à maintenir ces liens.
Aujourd’hui, l’administration tente de remettre en place les rāhui pour préserver les espèces et présente la protection d’une zone maritime protégée comme un continuum de la tradition. Mais il existe une réelle différence entre un interdit municipal et un rāhui : dans le premier cas, la dissuasion n’est efficace seulement s’il existe un contrôle, effectué par des humains tandis que le rāhui traditionnel émanait jadis d’un acte non pas administratif mais sacré. Il n’y avait pas besoin de contrôle, la seule crainte de voir s’abattre sur soi les forces invisibles était dissuasive.

A Rapa, dans l’archipel des Australes, un rāhui a été posé pour la gestion de la zone marine protégée. La décision fut prise au conseil municipal à l’unanimité et c’est le pasteur qui a posé l’interdit. L’unanimité du conseil municipal permit d’imposer le rāhui au prix d’un consensus et le rôle du pasteur fut de reconduire l’antique crainte du sacré dans cette île à 95% protestante et 100% chrétienne.

Le succès du rāhui à Rapa est dû à sacralisation de l’acte administratif voté à l’unanimité. Le ministère polynésien chargé de l’environnement tente d’élargir la réintroduction de cette notion auprès des populations des autres îles, la réussite dépendra de l’articulation entre les chefferies sacrées d’autrefois avec les préoccupations républicaines et  démocratiques d’aujourd’hui.

L'île de Rapa, dans l'archipel des Australes situé à l'extrême Sud de la Polynésie française ©Manu San Felix / National Geographic

L’île de Rapa, dans l’archipel des Australes situé à l’extrême Sud de la Polynésie française ©Manu San Felix / National Geographic

 

Alexandre Juster, Ethno-linguiste, Responsable des Cours de Civilisation polynésienne à la Délégation de la Polynésie française à Paris

 

Pour en savoir plus :

James MORRISON,  Journal de James Morrisson, second maître à bord de la Bounty, éditions Société des Océanistes, 1966.

Marau TAAROA, Mémoires de Marau Salmon, dernière reine de Tahiti, traduits et préfacés par sa fille, la princesse Takau Pomare, éditions Société des Océanistes, 1971

Tamatoa BAMBRIDGE, La terre dans l’archipel des îles Australes: Etude du pluralisme juridique et culturel en matière foncière, éditions Au vent des îles, 2009