Des « poilus » tahitiens, le 27 mai 1915 ©Collection / Papeete
Tandis que la commémoration internationale de la bataille de Verdun approche (le 29 mai 2016) et que le Festival de Cannes se clôture ce week-end, penchons-nous cette semaine sur ce qui unit, dans la peine et le courage, Cannes et la Côte d’Azur, la Grande Guerre et la Polynésie française. Un lien anonyme, méconnu et invisible car dans les villes du sud de la France ayant hébergé il y a 100 ans les soldats océaniens aucune plaque, aucun monument, aucune rue ne vient rappeler à notre mémoire leur sacrifice.
La Première Guerre Mondiale ne le serait pas, mondiale, si elle n’avait pas meurtri la totalité de la planète, et malheureusement, la Polynésie française ne fait pas office d’exception. A l’époque, ce territoire est une colonie et s’appelle les Etablissements français d’Océanie, peuplée de 30 000 habitants, citoyens français pour certains et indigènes pour d’autres. La citoyenneté française n’est pas réservée qu’aux Métropolitains ou à leurs descendants – les popaa – mais également aux anciens sujets du roi Pomare V. En effet, en 1880, lorsque ce dernier leur annonce « [qu’il vient] de déclarer Tahiti et ses dépendances réunies à la France », tous les habitants, « indigènes » des îles de son royaume (Tahiti, Moorea, les Tuamotu, Raivavae et Tupuai) deviennent français. Les habitants des autres îles des EFO (Marquises, Gambier, Iles sous le Vent, Rapa, Rimatara, Rurutu) sont soumis au régime de l’indigénat et restent sujets français.
Le 3 août 1914, l’Allemagne déclare la guerre à la France. Le 11 août, la mobilisation est ordonnée à Tahiti par le gouverneur Fawtier. Le 22 septembre suivant, Papeete est bombardée durant deux heures par deux croiseurs allemands. Si les conséquences sont peu importantes sur le plan des pertes humaines (2 civils tués), les pertes matérielles sont importantes à l’échelle de la colonie. Le centre-ville, bâti de bois, brûle 24 heures durant. La population est plongée dans la stupeur et la terreur.
Très vite, les premiers engagements volontaires vont avoir lieu. Neuf Tahitiens d’origine ou d’adoption quittent la colonie le 21 mars 1915. Un deuxième transport de troupes à destination de la France est organisé le 27 mai 1915, emmenant pour le front sept réservistes popaa et vingt volontaires tahitiens. Dix autres contingents suivront, jusqu’en 1917, soit 1115 hommes. Ce chiffre peut être qualifié d’insignifiant au regard du nombre de soldats mobilisés dans les armées françaises. Il est cependant important dès qu’on le compare à la population totale polynésienne de l’époque, 30 000 habitants. Douze contingents ont quitté Papeete entre 1915 et 1917, soit 1115 hommes. Jusqu’en décembre 1915, les contingents sont formés de volontaires locaux ou d’appelés métropolitains. En 1916, la conscription est élargie aux « indigènes » ayant la nationalité française. Quant aux sujets français, un appel à l’engagement volontaire leur est lancé.
Aux côtés des Tahitiens, vont combattre des soldats venants des quatre coins de l’Empire colonial. Des camps furent aménagés sur la Côte d’Azur afin que les troupes coloniales jouissent d’un climat plus clément que celui qui frappe le nord-est de la France. Les villes de Fréjus et Saint-Raphaël furent choisies, 16 camps y furent édifiés, d’une capacité de 40 000 hommes. Deux jours après son arrivée à Marseille, le Bataillon mixte du Pacifique s’installe à Saint-Raphaël, au camp de Boulouris le 13 août 1916. Aux ordres du capitaine Montagne, les 596 tirailleurs calédoniens et tahitiens travaillent d’abord au port de Marseille où ils chargent les bateaux destinés à l’Armée d’Orient. En avril 1917, ce bataillon de soldats-travailleurs est transformé en bataillon de marche, jugé apte à combattre. Renforcé par 502 Tahitiens en mai 1917, il s’entraîne à Fréjus avant de partir au combat dans le Marne le 3 août. Son effectif atteint alors 20 officiers, 1062 hommes de troupes, 42 voitures et 87 chevaux. Ces hommes restent au front jusqu’en novembre, avant de rejoindre en train Marseille, puis Fréjus et Saint-Raphaël. Ils repartent au front le 9 juin 1918. Rattaché à la 72ème Division d’Infanterie, le Bataillon mixte du Pacifique fournit dans les premières semaines de l’été 1918 des travailleurs avant de prendre part aux combats et à la riposte victorieuse en Champagne à partir du 15 juillet. Dès les premiers jours, 14 soldats sont tués, 4 sont portés disparus et 101 sont blessés. Le bataillon s’illustre notamment fin octobre, lors de la bataille pour reprendre Vesles et Caumont au Chemin des Dames. Un des combats qui amènent la victoire.
Les soldats Tahitiens sont considérés par leurs chefs comme des hommes emplis de bravoure, très efficaces lors des combats au corps à corps. Alors que les citations et les médailles ont été distribuées avec parcimonie au sein de l’armée, les Polynésiens en ont reçu beaucoup : citation à l’ordre de l’armée, légion d’honneur, etc. La guerre finie, les soldats océaniens s’embarquent le 19 novembre pour le Sud au camp de Valescure-Golf où ils apprennent la citation de leur bataillon à l’ordre de la Xème Armée. Embarqués le 10 mai 1919 à bord du El Kantara, 540 Tahitiens regagnent Papeete le 28 juin 1919. 300 hommes ne sont pas revenus au fenua, tués aux combats, malades ou pour beaucoup succombant à leurs blessures à l’arrière. En 57 mois, 181 tirailleurs kanak et tahitiens périrent dans les hôpitaux de Fréjus. La plupart sont morts anonymement, loin du front et encore plus loin des leurs et de leur fenua ; beaucoup de ces bulletins de décès portent la mention « sans renseignement ».
Bien souvent, les hôpitaux ne suffisent pas et l’armée réquisitionne des villas et des hôtels. C’est notamment le cas du Carlton, le légendaire palace construit sur la Croisette à Cannes de 1909 à 1913. Ce bâtiment reçoit les soldats tahitiens basés aux camps de Fréjus et de Saint-Raphaël et dont les chances de guérison sont minces. Atteints de maladies respiratoires, dix-sept d’entre eux n’en sont pas ressortis, ils sont décédés entre le 13 février 1918 et le 14 août 1919 et sont enterrés dans le carré militaire du cimetière cannois du Grand Jas.
Malheureusement, la méconnaissance de ces soldats et le fait, sans doute, qu’ils appartenaient à un bataillon de tirailleurs issus de l’Empire ont conduit les fossoyeurs à leur octroyer une sépulture musulmane avec un patronyme parfois bien mal orthographié. Alerté seulement cette année de cette erreur, le Souvenir français, l’organisme qui entretient les tombes des militaires, s’est engagé à donner à ces soldats morts pour la France une sépulture en adéquation avec leur religion. Espérons que ceci fasse école, car malheureusement cette méconnaissance dans la reconnaissance ne se limite pas aux Tahitiens inhumés à Cannes : le soldat Tuaraiteru Paparetua repose lui aussi sous une stèle musulmane, dans l’Aisne ; à Nice, c’est Puhi a Tuaoharo, qui est enterré sous le même type de tombe.
A Papeete, à 18 000 km du front, le monument aux morts est inauguré le 14 juillet 1923. En 1933, le Délégué des EFO au conseil des colonies y dépose un coffret contenant de la terre de Verdun. Deux cent quatre noms sont gravés dans le plâtre du monument sans discrimination ethnique ou de statut de citoyenneté, ce qui n’était pas toujours le cas à l’époque dans les colonies. A Nouméa, il a fallu attendre 1999 pour que le nom des 383 Kanak morts pour la France apparaissent sur le monument aux morts de la place Bir Hakeim, alors qu’ils ont été, en proportion, les indigènes des colonies qui ont le plus donné leur sang au nom de la liberté.
Alexandre Juster, Ethno-linguiste, Responsable des Cours de Civilisation polynésienne à la Délégation de la Polynésie française à Paris
Pour en savoir plus :
Le Bombardement de Papeete du 22 septembre 1914 et la Grande Guerre dans les EFO, ouvrage réalisé par la commune de Papeete en 2014.
Corinne RAYBAUD, 1914 dans les Etablissements Français de l’Océanie, Ed. Mémoires du Pacifique, 2014
Didier DESTREMAU, Septembre 1914 à Tahiti, Les éditions du Pacifique, 2014