N’en déplaisent à certains, mais avant le contact avec les Européens, les Océaniens ne vivaient pas nus. Hormis dans les îles Carolines (Kosrae, Chuuk et Pohnpei), il n’existait pas de métier à tisser et pour confectionner leurs vêtements, les habitants utilisaient la technique de l’écorce battue. Appelée tapa à Tahiti et aux Iles Cook, kapa aux Marquises, masi à Fidji, gatu à Wallis, siapo à Futuna et à Samoa, cette méthode permet de fabriquer en fibres végétales des vêtements, des ceintures, poncho, capes et turbans, mais aussi des sacs de forme simple, des couvertures.
De prime abord, un tapa ressemble à une sorte de grand buvard, plus ou moins épais ou brillant, rappelant la peau de chamois pour les uns ou des solides pièces de cuir pour les autres. Le battage et la fabrication exigeaient autrefois une grande connaissance dans la fabrication du tapa, connaissance transmise oralement.
Trois arbres sont utilisés pour faire le tapa : le mûrier à papier, l’arbre à pain et la banian.
Le mûrier à papier, broussonetia papyfera – aute en tahitien – permet de fabriquer un tapa blanc et fin. Sa culture faisait dans le passé l’objet d’une grande attention pour assurer une croissance régulière et des fibres de qualités.
L’arbre à pain, altocarpus altilis – uru en tahitien – donne un tapa plus rêche que le aute mais plus blanc. Les tapa faits à partir de l’écorce de banian, ficus prolixa – ora en tahitien – sont les moins souples, mais étant imperméables, ils étaient préférés pour envelopper les grandes statues des marae, les sanctuaires réservés aux cérémonies sociales, religieuses et politiques.
Pour faire un tapa, ces trois essences doivent subir une préparation particulière. En phase de lune croissante, les hommes coupent les branches et les troncs puis les amènent aux femmes. En effet la fabrication du tapa, comme celles des nattes, est un travail exclusivement féminin. Il est facile et tentant de faire un parallèle entre ce travail et les liens sociaux que « tissent » les femmes en cherchant des conjoints à l’extérieur de leur groupe social.
Une fois abattue, il convient par la suite de fendre la pièce de bois et de récupérer l’écorce interne – le liber. Après plusieurs jours de séchage, ce dernier est mis à tremper pour que les fibres se gorgent d’eau. L’écorce peut ensuite être battue en utilisant un maillet – ike en wallisien, ou i’i en tahitien et une enclume, le tutua ou le kiva en marquisien. Dans un travail collectif, les fibres, sous les coups répétés des maillets, s’entremêlent pour ne former qu’une seule pièce. Au dernier stade de la fabrication, le tapa est teinté, parfumé et décoré à main levée ou à l’aide de matrices végétales enduites de colorants. Ceux-ci sont obtenus à partir de plantes. Ainsi, le noir provient de la noix calcinée du bancoulier, le rouge du fruit du bois de rose ou de l’amande pilée du tamanu, le jaune du gingembre ou le violet de la sève du bananier fe’i. Pour fixer la couleur, on trempe le tapa dans l’eau de mer.
Une fois teint, le tapa peut être décoré à l’aide de sections de bambous de motifs ronds, semi-circulaires ou en X. Cette dernière technique de coloration par impression était connue des Polynésiens avant l’arrivée des Européens. Plus tard, sans doute après l’introduction des tissus imprimés, cette technique va s’étendre aux impressions végétales colorées. Les dessins répétitifs sont réalisés, par impressions de matrices souples comme les fougères.
La décoration à l’aide de matrices se pratique aux îles Tonga, Fidji et Samoa ainsi qu’à Wallis. Les Tonga sont le berceau de cette technique qui s’est répandue en Polynésie occidentale par le biais des routes d’échanges commerciaux et rituels. La matrice que l’on fixe sur un plan de travail plat ou bombé est souple, faite d’un support de pandanus. Les bandes de tapa sont posées sur la matrice et collées les unes aux autres tandis qu’un chiffon imbibé de teinture est passé sur l’étoffe. Aux Fidji, dans les îles Lau, il existe un style hybride de tapa mariant la technique des matrices à celle du pochoir.
En terme de décor, les tapa les plus élaborés sont ceux de Futuna, Fiji, Tonga et Niue qui montrent une grande richesse de motifs géométriques. Par contre, le tapa micronésien est uni ou, rarement, coloré en bleu. Aux îles de la Société, des motifs de fougères, appliqués au pochoir, des chevrons et des cercles, évoquant aussi ceux du tatouage, apparaissent sur les tapa à fond clair.
En Mélanésie, les tapa décorés ou unis faisaient partie des biens de prestige échangés lors des cérémonies d’alliance (avec les nattes en vannerie et d’autres objets manufacturés, comme la poterie à Fiji). L’utilisation du banian était courante dans la confection de la monnaie Kanak (thewe en nemi), dans l’habillement (étui pénien et pagnes) et dans la couverture des ossuaires. En Papouasie – Nouvelle-Guinée, le tapa est également utilisé chez les Kavat pour recouvrir les masques rituels.
En Polynésie française et dans le reste du Pacifique, le tapa a perdu sa fonction rituelle et religieuse suite à l’abandon de l’ancienne religion au XIXè siècle. Dans le même temps, les missionnaires ont imposé leur mode vestimentaire et la population se résolut à abandonner la fabrication du tapa au profit des tissus occidentaux importés.
Les exemples sont multiples qui montrent le caractère particulier et le rôle important joué par le tapa aux Iles de la Société. Au moment de la naissance, le nouveau-né était enveloppé dans un lange de tapa. Au moment de la mort c’est un linceul de tapa qui recouvrait le corps, tandis que des rouleaux déployés autour de l’estrade où il reposait témoignait de sa richesse et de son prestige. À l’occasion d’un mariage, parmi les cadeaux échangés figuraient les rouleaux de tapa. Pour la cérémonie, la jeune femme était vêtue d’un tapa blanc à impression de fougères. Tous ces gestes sont encore bien présentes à Wallis et à Futuna où, dans les trois royaumes d’Uvea, Alo et Sigave, le gatu ou le siapo est obligatoirement offert à l’intérieur d’une natte dont le pliage a lui aussi ses codes.
Destiné à l’habillement des simples mortels, le tapa avait également autrefois un usage religieux. Ces tapa, sacrés, étaient fabriqués à partir de l’écorce du mûrier à papier, planté et cultivé aux abords des marae par les serviteurs des lieux de culte. Ils servaient exclusivement au culte des dieux et n’étaient utilisés que pour des cérémonies religieuses. Les serviteurs des marae battaient eux-mêmes l’écorce après l’avoir abondamment parfumée avec l’huile odorante du tamanu. Ce travail était exécuté au clair de lune pour y associer Hina, la déesse associée à la Lune, considérée comme la patronne de celles qui fabriquaient le tapa.
De grandes pièces de tapa étaient conservées en de gros rouleaux entourés d’une natte, ruru vehe. Ils étaient suspendus dans la maison du chef. Toutes ces étoffes avaient un caractère sacré. Elles faisaient partie du trésor du groupe familial et leur nombre en augmentait le prestige. On estimait la richesse et la renommée d’un groupe à la quantité de ruru vehe rassemblés. Ces tapa servaient aux dons et aux échanges : ils étaient associés à toutes les circonstances sociales et religieuses de Tahiti.
De nos jours, si le tapa est encore fabriqué à Wallis et Futuna, à Samoa et à Tonga, ce n’est plus le cas en Polynésie française, à l’exception de Fatu Iva, l’île la plus au sud des Marquises où les coups de maillets continuent à résonner sur les kiva de basalte. Cet artisanat représente une source de revenus pour cette île de 600 habitants, à 75 km au sud de Hiva Oa.
« Ô rouleau (d’étoffe), ô immense rouleau Qui vient avec le son de son maillet ! C’est pour soigner, pour donner repos, repos Pour donner comme enveloppe Pour parfum dans le pays de Ro’o le chanteur prieur Pour laisser les dieux aller et venir Presque subjugué, subjugué Vaincu je suis ! » (Chant des opu-nui, les gardiens du marae royal pendant la manipulation des rouleaux de tapa sacré, extrait de « Tahiti aux temps anciens », Teuira Henry, p. 159)
Alexandre Juster, Ethno-linguiste, Responsable des Cours de Civilisation polynésienne à la Délégation de la Polynésie française à Paris
Pour en savoir plus :
Emmanuel ANATI, L’art du tapa, étoffe pour les dieux, étoffe pour les hommes, éditions l’insolite, 2005.
Roger NEICH, Traditional tapa textiles of the Pacific. Editions Thames & Hudson, 1999
Florence KLEIN, Tapa : écorces et décors d’Océanie, éditions du Musée de Nouvelle-Calédonie, 2001
Teuira HENRY, Tahiti aux temps anciens, éditions de la Société des Océanistes, 2004