Edouard Glissant, Une traversée de l’esclavage : Quand Loïc Céry s’emploie à montrer la force visionnaire de Glissant sur les questions liées à l’histoire de l’esclavage et ses mémoires (2/2)

Edouard Glissant, Une traversée de l’esclavage : Quand Loïc Céry s’emploie à montrer la force visionnaire de Glissant sur les questions liées à l’histoire de l’esclavage et ses mémoires (2/2)

Considéré comme un exégète de la pensée d’Edouard Glissant, le chercheur Martiniquais Loïc Céry vient de publier aux éditions de l’Institut Tout-Monde une étudecritique en deux tomes « Rassembler les mémoires » et « Renverser les gouffres » qui sera suivie d’une anthologie commentée de l’ensemble des textes consacrés aux questions de l’histoire et des mémoires par l’auteur martiniquais – père-fondateur du concept Tout-Monde – décédé en 2011, regroupé sous le titre générique « Edouard Glissant, une traversée de l’esclavage». Des ouvrages de référence à mettre entre toutes les mains en cette période de résurgence de la « mémoire active » et de « choc de représentation de l’histoire avec le présent ». 

« Glissant a voulu édifier une œuvre et une pensée valables pour tous », Loïc Céry

Peut-on juger, selon vous, le passé au nom des valeurs du présent ?

Je crois que vous abordez là un point crucial. Pour commencer, je dirais encore que la fréquentation de la pensée de Glissant nous apprend à nous méfier des fausses évidences. Et il me semble que la constante imputation d’anachronisme qui est si souvent évoquée dès qu’il est question d’histoire de l’esclavage, est justement trop fréquemment et trop facilement brandie pour ne pas relever potentiellement de ces fausses évidences : la chose est assez suspecte, en étant quasiment un réflexe qui commence à être trop répétitif pour qu’on ne le remarque pas (cela fait partie des clichés de l’époque, qui dissimulent mal une certaine idéologie). C’est en fait le type de motif qui nourrit bon an mal an une sorte d’écosystème qui tend à disqualifier par avance l’évocation de cette histoire, à annuler les termes de tout débat à son propos, toujours sous le poids d’un argument d’autorité, qu’il ne faut pas hésiter à remettre en cause en réexaminant soigneusement de quoi il s’agit – comme Glissant nous y incite.

Ainsi, cette menace de tomber dans l’anachronisme en « jugeant du passé au nom des valeurs du présent » mélange allègrement (et sciemment, j’y insiste) plusieurs choses qui n’ont rien à voir entre elles. D’abord, ce qui se lit dans cet interdit, c’est avant tout la crainte que je crois recevable, de voir le rapport à l’histoire se transformer en un vaste tribunal où comparaîtraient tour à tour des entités et des personnages qui se retrouveraient mis en accusation a posteriori. Et certes, si on allait dans ce sens, ce serait sans conteste une régression, vers une conception « moralisatrice » et étroite des contextes historiques. Il n’est pas question d’encourager une telle tendance, qui risque de faire de nous des Torquemada du temps, et qui ne nous permettrait jamais d’assumer ce qu’un historien américain a nommé le « fardeau de l’histoire ».

La mémoire, auxiliaire de l’histoire

Mais assumer l’histoire ne veut pas dire la subir, en s’interdisant a priori toute évaluation normative d’un phénomène du passé, même avec toutes les remises en perspectives que cela suppose. Sinon, en quoi consisterait un rapport quelconque au passé, sinon qu’à enregistrer béatement des dates, des faits, sans construire un jugement à leur sujet ? Et je veux parler ici d’un jugement complet, qui ne prenne pas en compte uniquement les valeurs morales édifiées au cours du temps, mais tout aussi bien les contextes et les structures. Ce qui demeure suspect, c’est que dans le sillage de la fréquente alerte contre le risque d’anachronisme, en dehors même de l’écueil « moralisateur » qu’on peut concevoir, on met toujours en garde contre toute relation morale à l’histoire.

Pourtant, l’histoire, qu’elle intéresse des champs aussi variés que les structures économiques, les mœurs, les évolutions sociales… concerne bien le devenir et le vécu des femmes et des hommes, dans leur temps et dans leur espace. Ce devenir et ce vécu individuel et collectif engagent aussi une dimension morale, au sens philosophique du terme. En quoi, par quelle prestidigitation les hommes d’hier ne seraient-ils pas redevables de normes morales, y compris quand elles ont pu évoluer ? Pourquoi, et au nom de quel oukase devant l’histoire n’aurait-on pas le droit de s’indigner devant un événement passé ? Je voudrais que l’on mesure l’absurdité d’un tel relativisme : à le suivre, aucun génocide ni aucune barbarie, parce qu’ils firent partie de l’histoire, ne pourraient être nommés, ni aucune avancée, saluée – et tout nous serait étranger parce qu’historique. La relation morne et désincarnée à l’histoire qu’on attend de tout un chacun dans la crainte permanente de l’anachronisme est le plus sûr moyen pour que les hommes ne se saisissent pas de leur passé pour en faire une conscience éclairée (et mesurée), et c’est le meilleur moyen d’aboutir à ce que Nietzsche nomme l’histoire « antiquaire », aux mains des seuls historiens de métier censés établir les faits (gardiens de musées délaissés).

La déportation multiséculaire de millions d’enfants, de femmes et d’hommes des côtes ouest de l’Afrique vers les Amériques, leur réduction en servitude sur les plantations coloniales, l’infériorisation qu’ils ont subie au gré des générations, les structures implacables de domination qui se sont abattues durablement sur eux, la précarité et la violence extrême de leur existence quotidienne… tout cela ne saurait être soigneusement réifié comme un bacille ancien sous un microscope, car tout cela concerne un passé qui a ses ramifications dans le présent. L’effroi et l’indignation doivent demeurer intacts vis-à-vis de tout crime contre l’humanité, sans que sa connaissance historique rigoureuse en soit obérée en quoi que ce soit, car la mémoire doit être un auxiliaire de l’histoire plutôt qu’un obstacle à son établissement. C’est aussi cela que nous apprend Glissant, loin des fausses évidences et des manichéismes étriqués dans lesquels on cherche à maintenir cette histoire.

L’histoire, qu’elle intéresse des champs aussi variés que les structures économiques, les mœurs, les évolutions sociales… concerne bien le devenir et le vécu des femmes et des hommes, dans leur temps et dans leur espace

Comment ne pas être de simples contemplateurs de la pensée d’Edouard Glissant, mais s’en servir pour faire bouger le monde?

Édouard Glissant ne concevait pas son œuvre comme un objet clos de contemplation, et il ne voulait pas que sa pensée soit réservée aux seuls initiés parlant entre soi du Tout-Monde, de la Relation ou de la créolisation, sur un ton de contentement acclimaté. Glissant a voulu édifier une œuvre et une pensée « valables pour tous » comme il le disait, une œuvre dont tout le monde pourrait se saisir. Il distinguait aussi que ses lecteurs seraient à venir, et qu’il leur importerait de s’emparer de ses écrits pour les prolonger dans l’action. La substance même de cette œuvre s’adresse donc à chacun d’entre nous, à qui il importe s’il y consent, de transformer la Relation en une éthique et une politique : c’est tout l’enjeu.

« Agis dans ton lieu, pense avec le monde »

En concluant ce long ouvrage où j’ai tenté de traiter dans le détail des aspects qui m’apparaissent déterminants dans la pensée de l’histoire de Glissant, j’ai pensé à trois citations, qui me semblent refléter chacune à sa manière ce pouvoir et je dirais même cette vocation de certaines œuvres, à faire de nous des acteurs agissants et non pas des lecteurs ou des spectateurs passifs – ces œuvres qui vous invitent à agir et non pas à contempler. Tout d’abord, j’ai repensé au mot de Frantz Fanon, dans Peau noire, masques blancs : « Je ne suis pas esclave de l’esclavage qui déshumanisa mes pères. » Et j’ai pensé surtout à ce que semble lui répliquer Glissant dans Le Discours antillais : « L’esclave de l’esclavage est celui qui ne veut pas savoir », où il insiste sur l’importance d’une connaissance de l’histoire et d’une conscience mémorielle qui soient les seuls vrais antidotes dans le présent aux maux du passé.

Dans le sillage de cette première citation, j’ai pensé aussi aux vers de Bob Marley dans sa chanson Redemption song, véritable mémorial de cette histoire : « Emancipate yourselves from mental slavery / None but ourselves can free our mind ». Cette injonction à se libérer de ce mal pernicieux qu’est l’«esclavage mental » que personne ne saurait abolir à notre place dit bien ce que Glissant a voulu proposer, comme un instrument dont tout un chacun pourrait se saisir pour achever en soi cette émancipation.

Et puis j’ai pensé aussi à cette troisième citation, du compositeur préféré d’Édouard Glissant et dont on célèbre cette année le 250e anniversaire, Ludwig van Beethoven : « Celui qui comprendra ma musique saura se délivrer des malheurs où les autres se traînent.»
C’est avec d’autres mots, la même vision de l’œuvre d’art, vision d’une délivrance potentielle que permet l’œuvre de la part de qui en aura compris la substance, et saura se hisser dès lors au-dessus des malheurs ordinaires. Et le malheur d’une mémoire empêchée n’est pas des moindres. Cette émancipation personnelle édifiée à partir de la connaissance, cette délivrance individuelle qui appelle à conjoindre sa mémoire à celle des autres, constituent dans
la démarche d’Édouard Glissant, les voies les plus sûres de la transformation d’un monde encore entravé par  chaînes invisibles laissées dans les mentalités par cette histoire non assumée. Lui qui s’était inspiré de ce «Agis dans ton lieu, pense avec le monde», avait su appliquer cette vision également aux mémoires de l’esclavage.

Comment finalement construire cette nation-relation qu’évoquait Edouard Glissant ?

Là encore, cette question demanderait idéalement de longs développements (auxquels je me consacre d’ailleurs dans le dernier tiers du second tome), mais pour conclure notre entretien, je dirais que justement, en s’intéressant de près à ce qu’il a pu écrire à propos du passé de l’esclavage (et qui constitue en soi une réelle matrice de son œuvre et non un thème), on comprend effectivement comment il concevait la Relation. Pour Glissant, la Relation naît des mises en contacts, soit pacifiques soit violentes, dont l’histoire est pourvoyeuse. La traite fut une de ces mises contacts forcées et violentes, où se sont dissoutes des vies et des identités, précipitées vers de nouvelles aires et de nouvelles configurations d’existence.

En mettant en lumière cet aspect, Édouard Glissant ne se doutait pas qu’après sa mort, certains récupéreraient cette idée pour manipuler sa pensée, dans une falsification que je m’efforce de déconstruire. Car en disant cela, il a énoncé l’un des aspects les plus subtils de ce qu’il nomme Relation et qui est au cœur même de sa pensée. Selon lui, ce qui se manifeste avant tout dans la Relation comme un donné historique, est transformé par la suite par la résistance et l’action résolue des opprimés, en une esthétique, une culture puis une éthique et une politique, justement « valables pour tous », pour reprendre son expression. C’est en ce sens qu’il a parlé d’une Relation sans morale préétablie, le rôle des hommes étant justement de lui conférer cette morale par leur action ; ainsi conçue, la Relation se définit alors comme un pur devenir. C’est ici que je conçois une conception révolutionnaire dont je m’efforce d’examiner les aspects. Glissant propose ce modèle d’une éthique et d’une politique relationnelles à construire, pour le monde et au-delà des modèles nationaux. C’est ainsi que, disait-il, nous serons à même de « renverser les gouffres» laissés béants par la traite et les esclavages. Un appel donc, qu’il nous appartient aujourd’hui de concrétiser et de faire vivre.

Recueilli par E.B

Edouard Glissant, Une traversée de l’esclavage : Quand le directeur du CIEEG, Loïc Céry s’emploie à montrer la force visionnaire de Glissant sur les questions liées à l’histoire de l’esclavage et ses mémoires (1/2)

Loïc Céry est directeur du Centre International d’Etudes Edouard Glissant (CIEEG) et de la revue Les cahiers du Tout-Monde à l’Institut Tout-Monde fondé par Edouard Glissant en 2006. Il est par ailleurs fondateur de la revue « La nouvelle anabase ».

Capture d’écran 2020-07-26 à 18.32.58

Pour en savoir plus sur les ouvrages parus aux Éditions de l’Institut du Tout-Monde, cliquez sur ce lien